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17 avril 2024 3 17 /04 /avril /2024 09:33

              

Tout a été dit sur la dette publique et donc il est inutile d’apprécier telle ou telle recommandation ou d’imaginer tel ou tel chemin technique pour la réduire. Les choses sont hélas plus radicales et la réalité de la dette correspond à des considérations qui dépassent de très loin les sphères de la technicité économiciste.

Comprendre la dette publique passe en effet par des réflexions sur le type d’ordre humain dans lequel nous vivons… avec l’identité anthropologique qui lui correspond. On peut ainsi risquer l’hypothèse qu’il y aurait des ordres humains qui ne s’appuient pas sur la dette publique tandis que d’autres en exigent son existence voire son auto accroissement. Dans le cas de la France si on raisonne sur la longue période qui va de la fin de la seconde guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui, on constate d’abord un monde qui efface et éradique la dette (1945/1973) à un monde qui ne se conçoit que par le biais de son continuel élargissement.

Les logiciels des deux types de mondes

Curieusement le premier monde est celui des dévaluations monétaires compétitives (12 entre 1944 et 1987) et dévaluations concernant des montants parfois considérables (jusqu’à 8O% pour la dévaluation de 1948). A ce premier monde correspond un plein emploi et une production maximale aussi encouragée par le fouet de la dévaluation compétitive. Simultanément la fiscalité portant sur une production et des revenus qui ne cessent de se développer peut nourrir l’affermissement d’un gigantesque Etat-providence sans risque de déficit public. Un « gros Etat » sans dette se nourrit d’une richesse produite, richesse elle-même protégée par des dévaluations compétitives répétées : les effets-prix des dévaluations dopent les exportations et contiennent la dérive des importations.  La France de l’époque, en tant qu’ordre humain, est sans doute fragile, et son développement ne se déroule qu’au prix d’incessantes glissades monétaires. Sans elles il aurait fallu des gains d’efficience productive beaucoup plus performants. Sans glissades monétaires il eut été impossible de construire un Etat- providence non endetté. Le résultat est toutefois clair : dans ce type de monde les revenus et les dépenses correspondantes sont issus d’une production réelle.

Le second monde est celui de la parfaite stabilité monétaire : il n’y a plus de dévaluation possible depuis le projet de monnaie unique, projet  devenu la réalité de l’euro. Les dévaluations disparues ne nourrissent plus la compétitivité, et si l’on veut maintenir et agrandir l’Etat-providence, la solution devient une compétitivité croissante (gagner des parts de marché à l’international) … ou l’endettement public. Le choix entre les deux réalités relève de l’ordre politique et sociétal. La balance commerciale française devenue considérablement déficitaire n’est que l’effet miroir d’un déficit public devenu simple choix politique. Choix ou contrainte politique indépassable ?

La question de la situation particulière de la France devient préoccupante si ce choix depuis le milieu des années 70 correspond à ce qu’on pourrait appeler un horizon indépassable. Ainsi posée la question reviendrait à imaginer que sur les marchés politiques la dette publique deviendrait le fruit d’un échange mutuellement avantageux pour l’ensemble des partenaires/citoyens. Clairement il s’agirait d’un équilibre stable.  De quoi laisser sans espoirs les thuriféraires de l’équilibre budgétaire.

Un monde enraciné autour de son centre de gravité

Les marchés politiques français ne sont plus ce qu’ils étaient lors de l’affermissement de l’Etat-Nation. Sans revenir sur une histoire fort ancienne, la France s’est construite sur un Etat fort, très centralisé, très concentré, très laïcisé, et s’arrogeant le monopole de l’intérêt général. Très producteur d’identité, cet Etat fort a construit une réalité anthropologique où les droits de l’hommes étaient organisés autour de devoirs ne permettant pas l’irruption de « l’individu désirant » d’aujourd’hui. C’est dire qu’insérés dans un tel monde  les jeux de l’économie marchande sont encadrés et qu’il n’est guère pensable que des externalités négatives aux échanges puissent se développer sans limite. Concrètement entre l’offreur et le demandeur il n’y a pas de tiers sur lequel on pourrait aisément reporter les couts de l’échange. Par exemple nous ne sommes pas encore dans l’actuel marché de la santé où les médecins ne supportent pas le cout de leur offre et les patients ne paient  pas le prix des soins. Dans un tel monde les échanges sont d’abord des échanges de marchandises concrètes industrielles ou agricole et le recours à la finance est limité. Les marchés restent un lieu d’exercice de la responsabilité des acteurs. Ce type organisationnel est propice à la stabilité monétaire : on ne triche que peu avec l’équilibre extérieur et le déficit budgétaire est quasi inexistant. Cela correspond bien à la France d’avant 1914, voire à celle d’avant la seconde guerre mondiale qui ne connaitra que 5 dévaluations (1928 ; 1936 ;1937 ;1938 ;1940). Mais précisément ce monde du juste avant guère prépare la suite….

Un monde qui reste enraciné… mais qui externalise ses contradictions.

Les choses changent après la seconde guerre mondiale avec l’apparition de nouveaux droits et l’émancipation de citoyens qui le seront de moins en moins et deviendront aussi des consommateurs de services publics. Désormais les marchés politiques deviennent ouvertement des marchés de services à produire pour des salariés/consommateurs. Certains préfèrent les produits politiques qui correspondent à des dépenses, celles de la construction de l’Etat-providence ( essentiellement  les électeurs dits de gauche). D’autres préfèrent des produits politiques qui correspondent à une diminution des recettes (moins de pression fiscale exigée par des électeurs dits de droite). La construction d’un Etat providence non réellement financé passe par des dévaluations massives qui irriguent l’outil de production sur lequel est puisé l’impôt devenu simple support des dépenses. La dévaluation devient ainsi l’externalité providentielle permettant la maximisation des gains à l’échange entre les acteurs : citoyen/salariés/consommateurs et entrepreneurs politiques à la recherche de gains politiques. Ce scénario n’est pas spécifiquement français et se trouve plus ou moins validé dans les autres démocraties occidentales. Il est toutefois beaucoup plus prononcé dans le cas de la France en raison de son histoire particulière qui a toujours mis en avant un Etat qui reste idéologiquement (et non réellement) porteur d’un intérêt général. Et même les partis politiques les plus contestataires d’un Etat supposé instrument des rapports entre classes sociales antagonistes acceptent l’idée d’intérêt général. Globalement Il en résulte une pression plus forte en France qu’à l’étranger sur le niveau des recettes et dépenses publiques.

Les alternances au pouvoir ne peuvent rien changer. Il faut pour conquérir le pouvoir multiplier les produits politiques, devenir des généralistes de l’Etat-providence comme il existe des généralistes de la grande distribution. Et lorsque l’accès au pouvoir suppose un partage (coalition de partis politiques) il y aura nécessairement multiplication de produits politiques dont les couts ne pourront être supportés par une pression fiscale refusée. Les alternances ne peuvent être l’occasion de revenir sur les choix antérieurs. Ainsi la gauche ne peut revenir sur une éventuelle baisse de la pression fiscale, et la droite ne peut revenir sur les hausses de dépenses. Certes le temps long des gains de productivité permettrait en théorie d’internaliser les externalités négatives des jeux politiques (les gains de productivité paient la facture). Hélas les temps politiques sont courts et le report sur l’extérieur est préféré : la dévaluation facile l’emporte régulièrement et correspond aux « déjections sociétales » de l’époque

Euro et wokisme : Un monde qui généralise sa déconstruction.

La monnaie unique génère de nouvelles contradictions. Elle va interdire ces « déjections sociétales » que sont les dévaluations désormais interdites. Par contre elle ouvre de nouveaux espaces de libertés et les marchés ne sont plus contraints par des taux de change qui sont autant de barrières et de frontières. Marché unique et promesse d’une union des marchés de capitaux (UMC) sonnent le glas des restrictions à l’économicité. Ces nouvelles libertés sont aussi en congruence avec la déconstruction sociètale et le wokisme devient lui-même un nouvel espace de marché aussi bien pour les entrepreneurs économiques (« Woke capitalism ») que les entrepreneurs politiques. Les droits de l’homme s’élargissent sans limite et toutes les contraintes doivent être définitivement levées. Wokisme et anomie risquent ainsi de cohabiter.

La dialectique interne au wokisme (capitalisme illimité contre droits de l’homme illimités) ne produit pas les mêmes effets selon que l’on se trouve dans un monde où l’Etat disposait déjà de peu de place (monde anglo-saxon) ou dans un monde où l’Etat disposait d’une place centrale (France). Dans le premier cas il y a victoire de l’économicité et de ses fruits en termes de gains de productivité, d’où la présente échappée américaine en termes de croissance. Dans le second il y a pérennisation de la tendance aux déjections sociètales sous forme de dette publique incontrôlable. En France les manifestations concrètes du wokisme s’expriment encore sous forme de demande de services publics nouveaux au moment même où les institutions de l’ancien monde s’effritent sous la poussée de l’illimitation capitaliste. Par exemple la laicité n’existe plus que sous la forme de trace mais son ancien émetteur étatique reste très sollicité en termes de services sociaux et donc de dépenses publiques hors de contrôle. Macro économiquement et Macro socialement La France devient le pays où l’on dépense un revenu qui n’est pas produit.

La finance avale tout

Le déficit public en termes de « déjections sociétales » d’un genre nouveau dispose d’un bel avenir car une nouvelle industrie se trouve consommatrice des dites déjections : la finance. La différence entre le revenu distribué, sa dépense, et sa maigre contrepartie en terme de production devient cet objet double qu’est le déficit extérieur abyssal d’un côté, et la dette publique elle-même colossale de l’autre côté. Cette différence est de la monnaie crée par la banque centrale. La masse monétaire correspondante se retrouve dans les comptes bancaires figurant au passif de toutes les banques et plus particulièrement dans les comptes bancaires des gagnants de la mondialisation. Au plus les déjections sociétales s’accroissent au plus les bilans bancaires voient leur taille augmenter. Au passif nous aurons la contrepartie de la dépense publique, et à l’actif les bons du Trésor vendus par l’Agence France Trésor pour couvrir les dépenses. Cette nouvelle forme de déjection sociétale qu’est la dette vient ainsi gonfler l’industrie financière qui va se gaver de dette publique. Alors que les bilans industriels et bancaires étaient de taille comparable jusque dans les années 70, les premiers sont devenus des nains et les seconds des géants. Les déjections sociétales sont ainsi devenues la matière fondamentale des jeux financiers, d’abord comme matière première, ensuite comme titres de garanties (ce qu’on appelle le collatéral). Cette finance faussement contrôlée dans un code monétaire et financier  fait partie de l’illimitation du capitalisme : les échanges sont de moins en moins des échanges de marchandises et de plus en plus des échanges de  produits financiers où l'on confond production de valeur et création de valeur ajoutée. Mieux, elle cherche à échapper aux vieilles traces institutionnelles et voit dans le wokisme un allié : on reparle de titrisation pour s’éloigner de la dette publique et on remplace les vieilles monnaies des Etats par des cryptomonnaies qui libèrent, pense- t-on définitivement les anciens citoyens  des contraintes étatiques. On voit ainsi des individus devenus désocialisés  se méfier de la vieille monnaie publique et se réfugier dans les mirages du bitcoin. Nous sommes très loin d’un affaissement de la dette publique….celle qui naguère par l’investissement réel disparaissait dans l’affermissement de l’avenir. Oui, la dette publique est aujourd’hui l’horizon indépassable de notre temps.

 

 

 

 

 

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14 avril 2024 7 14 /04 /avril /2024 17:01

Nous proposons ici une vidéo correspondant à un débat avec  Pierre Dardot. Dans cet enregistrment, ce dernier, philosophe de profession,  est interrogé par Olivier Berruyer dans le cadre de sa chaine Elucid. Bonne écoute.

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27 mars 2024 3 27 /03 /mars /2024 09:08

Nous proposon ci-dessous une bande video qui présente une  caractérisitique de grande modération au regard de la réalité russe et de la guerre en Ukraine. Expliquer ce qui se passe dans les réalités humaines n'est pas chose simple et les intellectuels les plus méticuleux ne sont pas à l'abri de biais cognitifs reposant sur des a-priori idéologiques. Au dessus du savoir existe un méta savoir et la science la plus élaborrée repose toujours sur un cadre qui n'eat pas la science elle-même et qui fait de son histoire une suite d'erreurs rectifiées. C'est au demeurant ce que va nous apprendre- une fois de plus - le nouveau téléscope spatial (James Webb") qui est entrain de révèler  notre modèle du Big- bang comme erreur scientifiaue. Si l'on revient sur terre nous sommes onfrontés au conflit d'interprétation concernant la guerre en Ukraine. Globalement nous avons des intellectuels ( sociologues/historiens/économistes/politistes/etc.) dont le méta savoir est de type occidental, qui s'opposent à d'autres intellectuels dont le meta-savoir est de type pro-russe. Bien évidemment cela donne des visions totalement opposées de la réalité. L'analyse de cette opposition relève - comme dans les sciences dites exactes -  de choix dans la sélection des faits dont on veut produire la compréhension. Les intellectuels pro-russes, très nombreux mettront ainsi toujours en avant l'impérialisme américain , la CIA, etc. Les intellectuels pro- occidentraux mettront toujours en évidence le resprct de l'ordre juridique intenrnational, l'impérialisme russe, etc. Et cette sélection des fiats autorisera bien évidemment une interprétation générale de la réalité très diférrente.  Il est simplement dommage que lesdits intellectuels n'annoncent pas clairement le paradigme dans lequel ils se trouvent. 

Si nous proposons cette video aujourd'hui, c'est précisément parce que son auteur, très modeste et peu connu, se borne à la présentation des faits ...sans les faire reposer sur une théorie à priori.

Bonne écoute.

 

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27 mars 2024 3 27 /03 /mars /2024 05:52

La présente note s’intéresse moins à l’analyse de la faiblesse de l’impact des sanctions occidentales sur l’économie russe que sur la spécificité d’un modèle anthropologique jusqu’ici peu défriché. On peut en effet s’étonner de caractéristiques sociétales a priori assez éloignées de ce que l’on trouve dans l’occident classique : un Etat laissant très peu de place à la société civile, un demos davantage objet que sujet, un repli sur soi contrarié par une interaction sociale souvent brutale et violente, une très difficile émergence de droits de l’homme dont celui du respect de la vie. Ces caractéristiques sont elles-mêmes des qualificatifs divers d’une même réalité : la faculté d’un pouvoir très éloigné, à nier toute autonomie réelle à une population, simple moyen de sa propre fin, à savoir sa reconduction au pouvoir.

 1 Anatomie de l’Etat Russe.

En Russie comme ailleurs, l’aventure étatique fût probablement la cristallisation d’une évolution qui selon l’expression de Pierre Clastres devait aboutir à ce que ce dernier appelait « un coup d’Etat fondant l’Etat ». Partout dans le monde le « big bang » des Etats fut l’appropriation du « commun » d’une société, ce que l’on appellerait dans le langage moderne les biens publics. L’histoire assez classique des Etats fut le passage d’un âge patrimonial plus ou moins long (le groupe au pouvoir gère le commun comme son bien propre), à un âge institutionnel (le groupe au pouvoir reconduit sa domination par un partage et la reconnaissance de droits attribués à un demos). Dans certains cas, l’âge institutionnel peut se déliter avec passage à un âge relationnel où l’Etat lui-même semble s’affaisser devant le marché (démocratie puis mondialisation). L’âge relationnel qui semble être le moment présent des Etats de l’UE délègue au marché et aux économistes l’édification d’un intérêt général. Le marché devenant la nouvelle patrie à défendre. Signalons qu’il n’existe aucune théorie de l’histoire et rien ne dit qu’il existe un passage ordonné entre les âges : des retours ou des ordres inversés sont toujours possibles. Rien ne dit non plus que la réalité correspond à des âges complètement séparés et complètement distincts. Ainsi il n’est pas impossible de penser que l’UE pourrait évoluer, après son âge plus ou moins relationnel  vers un stade intermédiaire que certains appellent déjà la marche vers « l’étaticité ».

Ce qui semble caractériser l’histoire de l’Etat russe est l’importance de l’âge patrimonial, la difficulté du passage à l’âge institutionnel et, plus récemment, sa greffe sur un âge relationnel qui lui reste fondamentalement étranger.

2 Une construction impériale sans équivalent.

L’âge patrimonial s’est parfaitement adapté à la construction d’un empire où - à l’inverse de ce qui se passait en occident (Grande-Bretagne et France arrimées depuis longtemps à l’âge institutionnel) - la métropole n’est pas géographiquement séparée des colonies. Alors que la France se distingue de l’Algérie par une frontière naturelle, il n’existe pas de barrière physique entre la colonie et l’Etat patrimonial russe. Et comme l’âge patrimonial est celui où les sujets sont dépourvus de l’essentiel de ce qu’on appelle les droits de l’homme, voire le simple respect de la dignité humaine, le colonisateur peut utiliser ses sujets comme matière première de la colonisation. Parce que dépourvus de droits de propriété qui n’existent que pour les dominants, les sujets peuvent être instruments de la colonisation et être déportés en masse vers de nouveaux lieux. D’où la multitude de groupes russophones dans des espaces a priori très éloignés mais jamais séparés de la métropole par une barrière naturelle qui n’existe pas. Phénomène que nous n’avons pas constaté avec les autres colonisations où, même en Algérie, il n’y avait pas de réelles déportation et où ce qu’on appelait les pieds noirs étaient des volontaires très autonomes au regard de l’Etat central. Les cas contraires- sauf l’énorme exception que fût le commerce triangulaire-  étaient marginaux et concernaient surtout une déportation des colonisés récalcitrants vers d’autres colonies, donc des personnes dépourvues des droits de propriétés de l’âge institutionnel de la métropole.

Dans le cas de la Russie, les moyens de production de la colonisation et de l’expansion de l’âge patrimonial, doivent historiquement rester ce qu’ils sont à peine d’effondrement de l’empire en expansion : les déportés doivent conserver leur rang et ne doivent jamais accéder aux droits de l’homme classiques. Il en résulte une distance réduite entre le colon et le colonisé, ce qui n’était pas le cas des empires coloniaux occidentaux. Dans le cas inverse, une stratégie d’accès aux classiques droits de l’homme entrainerait un effondrement de l’empire, ce que « Catherine la Grande » tentait d’expliquer aux philosophes des lumières et en particulier Diderot. Constatons qu’aujourd’hui encore les déportations restent une pratique assumée : enfants et familles ukrainiennes, minorités des espaces de l’Asie centrale, etc.

3 Un point d’appui sur des structures anthropologiques à privilégier.

 Les deux paramètres classiques des droits de l’homme : vie, liberté, reposent sur un troisième qui devient le point d’appui des deux premiers : la propriété. C’est dire que l’âge patrimonial de l’Etat russe ne permet pas l’arrimage à la notion classique de propriété : vie et liberté seront toujours sous la dépendance du pouvoir. D’où la difficulté de faire naître un âge institutionnel allant jusqu’à la démocratie. Au mieux on aboutira à une citoyenneté qui restera bloquée sur le patriotisme ou le nationalisme alors qu’en Occident il sera possible d’aller plus loin. D’où l’asymétrie fondamentale dans une situation de guerre : un coût de la vie très élevé dans un cas ( l’Occident dépassant l’âge institutionnel et déjà plongé dans l’âge relationnel), et très faible dans l’autre (Russie dont l’âge institutionnel reste enkysté dans un âge patrimonial). Dans un cas nous avons la doctrine du zéro mort dans la guerre et dans l’autre il sera naturel d’extirper de l’univers carcéral des personnes que l’on enverra sur le front.

D’une certaine façon l’Etat russe se trouve très aidé par des structures familiales qui selon la classification d’Emmanuel Todd relèvent du type souche, voire communautaire, avec des caractéristiques culturelles qui restent éloignées de celles de l’occident classique où la valeur égalité l’emporte. Le poids de l’autorité indiscutable s’impose avec ses conséquences sur des droits de l’homme qui n’ont pas la même signification qu’en Occident. La dimension âge patrimonial de l’Etat Russe est ainsi en relative congruence avec des structures familiales qui ne vont pas contester frontalement la violence du pouvoir.  La perspective d’une révolution a ainsi beaucoup plus de chance de se réaliser par le haut que par le bas.

4 Un  point d’appui récent sur des Etats vivant l’âge relationnel.

Mais l’Etat russe qui passe déjà difficilement le cap de l’âge institutionnel est retenu, voire confirmé dans son âge patrimonial par sa greffe sur les Etats de l’âge relationnel (Occident). Les richesses de l’immense empire peuvent être valorisées auprès des Etats devenus vassaux d’un mercantilisme privé. C’est bien évidemment le cas -véritablement caricatural- de l’Allemagne dont son mercantilisme permettra d’alimenter une rente gazière gigantesque accaparée par les détenteurs/défenseurs de l’âge patrimonial russe. De quoi nourrir- non pas avec des droits mais avec des marchandises- les dépendants du pouvoir russe. De quoi, par conséquent, légitimer la forme patrimoniale du pouvoir par une population qui reste à l’écart des agitations du post-modernisme occidental. Mieux : de quoi distribuer des salaires considérables et du capital qui l’est davantage encore, à ceux qui s’engagent dans la machinerie militaire. C’est dire que malgré une démographie très difficile l’Etat patrimonial russe peut encore alimenter la machine de guerre par une offre suffisante de personnel : les chaines d’inscription à la guerre sont le point de départ d’un changement radical de niveau de vie pour nombre de familles de colons mais plus encore de colonisés dans l’immense empire. Au final de quoi connaître l’équivalent de la société de consommation occidentale dans un monde carcéral. Les immenses espaces de la Grande Distribution peuvent cohabiter avec ceux  des colonies pénitentiaires.

5 Un Etat sans limite territoriale

L’empire lui-même ne peut connaître de limite. Dans le cas de la colonisation occidentale, des barrières naturelles permettaient la distinction entre des colonies et des métropoles, elles-mêmes déjà marquées par les frontières des célèbres traités de Westphalie (1648). Simultanément, l’âge institutionnel et son débouché sur l’idée de citoyenneté et de droits de l’homme, délégitime rapidement le fait colonial occidental, lequel débouchera sur l’apparition de très nombreux Etats en formation au vingtième siècle. Historiquement, l’affaire ne fut pas facile et aurait pu l’être beaucoup moins encore en l’absence de barrières naturelles entre colonies et métropoles. Imaginons par exemple les difficultés supplémentaires- pourtant déjà  considérables- dans le cas de la France et de l’Algérie si cette dernière avait été directement accolée à la métropole.  Le cas de la Russie, au regard de l’idée de décolonisation est très différent. Parce que l’âge patrimonial peut se pérenniser et que la colonisation s’est accompagnée de déportations, il est très difficile de connaître une décolonisation. La violence naturelle de l’âge patrimonial s’y oppose, et surtout il est facile de compter sur ce qui est devenu les minorités russophones réparties sur l’immense territoire. C’est ce qui est présentement vécu avec un mouvement complexe de décolonisation/recolonisation. En occident parce que le colon était très différent du colonisé, la décolonisation s’en finit pas de se radicaliser y compris et surtout dans les anciennes métropoles. En Russie colons et colonisés sont peu différents et le colonisé ne rejette pas la culture du colon. A priori impensable en occident, la recolonisation se trouve envisageable dans l’ordre Russe. Avec toutefois une limite : une colonisation vers des espaces fondamentalement étrangers à  l’espace russe (l’Afrique actuelle) se heurtera à des déboires majeurs. Il sera moins difficile de se réinstaller dans les ex territoires de l’Union Soviétique que d’occuper le sahel après évincement de la présence française.

6 Un Etat menaçant menacé ?

Et pourtant l’empire est plus ou moins menacé car les droits de l’homme frappent à la porte et les espoirs - fondés ou non - de l’âge relationnel s’affirment. Non pas nécessairement par le canal démocratique car une grande partie des droits de l’homme peut se vivre en dehors de la liberté démocratique, mais bien plutôt par le canal économique. L’économie prédatrice et rentière monopolisée par les tenants du pouvoir peut faire l’objet d’une contestation grandissante, voire se transformer en luttes de clans débouchant sur de possibles fragmentations. Et déjà, au quotidien, une difficulté croissante à gérer les conflits d’intérêts entre groupes de décisions et la peur qui, finalement, empêche toute innovation au niveau des microdécisions. Davantage encore, la digitalisation de l’économie et les espoirs du monde numérique favorisent la fuite hors de l’empire des plus modernes. De quoi accélérer la crise démographique. Au-delà des apparences nous sommes vraisemblablement dans la crise des Etats figés dans l’âge patrimonial.

7 Conclusions.

-Les réalités d’aujourd’hui sur le théâtre russe paraissent confirmer ce qui précède : le « sultanat électoral » que vient de vivre le pays ne semble guère embarrasser ce que chacun peut considèrer comme une distraction dominicale où l’on est invité au jeu du plébiscite comme on peut l’être au jeu de monopoly. C’est dire que la liberté au sens occidental n’a encore que peu de sens.

-La guerre est couteuse, et même avec une croissance ,  il deviendra de plus en plus difficile de jouer le jeu de la société de consommation avec des moyens de production qui se reconvertis en usines de guerre. La croissance peut certes s’accélérer  avec la généralisation d’une économie de guerre, mais elle ne pourra masquer durablement une perte des niveau de vie.

-La guerre, elle-même, est un moyen de conserver un âge patrimonial menacé par des périphéries dissidentes qui pourraient déboucher sur  des exemples de réussite légitimant un âge relationnel : un succès économique et politique de l’Ukraine n’était pas acceptable. Une guerre qui soude une communauté est donc utile pour le pouvoir mais son cout devra se reporter sur les dépendants, plutôt sur les colonisés que sur les colons.

-Cette même guerre ne pourra que se limiter aux anciens espaces et La Russie, cruellement contestée dans sa volonté de devenir chef d’orchestre d’un Sud global,  devra probablement se retirer de l’Afrique.

-Enfin cette guerre développe ce qu’elle combat : le passage de l’Etat ukrainien d’un âge patrimonial à un âge institutionnel flirtant avec l’âge relationnel européen. Plus simplement exprimé, l’Etat Russe engendre à sa périphérie ce qu’il n’est pas,  et que classiquement on appelle « l’Etat Nation souverain ». Si le marché généralisé de l’âge relationnel connait quelque peine à souder une société,  La guerre de l’Etat Russe resté  patrimonial ne permettra pas davantage de souder et développera  des risques de rupture.

 

 

 

 

 

 

 

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17 mars 2024 7 17 /03 /mars /2024 09:01

Le conflit à l’Est de l’Europe est très probablement amené à se prolonger et à s’intensifier. Au-delà des drames humains qui vont lui correspondre la question est, pour les nouveaux belligérants potentiels, de savoir si l’intendance suivra.

Au vingtième siècle l’intendance a toujours suivi et  des ressources monétaires illimitées  furent aisément mobilisées notamment au cours des deux guerres mondiales.

Ainsi la France entre 1914 et 1918 a consacré plus de 70% de son PIB à l’effort de guerre. Comment ne pas comparer cette mobilisation avec les doutes politiques concernant la loi de programmation militaire 2024-2030, et doutes portant sur la crédibilité d’une stratégie mise en lumière par comparaison avec la dérive  du poids des intérêts de la dette globale du pays ? Un poids de service, dèjà plus lourd que le budget militaire (54 milliards d’euros pour le paiement des intérêts contre 47 milliards de dépenses militaires) et croissant plus rapidement que ce dernier. Aujourd’hui, simplement parvenir à respecter un volume de 2% de PIB pour les armées à venir semble difficile alors que régulièrement, entre 1914 et 1918,  il fut possible de mobiliser jusqu’à 70% du PIB. On connait avec précision le mécanisme de la mise en œuvre  de « l’intendance » : sur 100 de dépenses il n’y eu que 15 d’impôts mais 57 de dettes et 11 de pure création monétaire. L’intendance fut donc une répression financière considérable avec une inflation très supérieure au taux de l’intérêt et finalement une appropriation publique de ressources monétaires accaparées sur le secteur privé. D’une certaine façon l’Etat refuse de passer par des créanciers ( création monétaire) ou s’ils les mobilise (dette publique) c’est dans la perspective de les anéantir. De quoi ne pas se pose la question d’un endettement. A l’époque personne ne se pose la question du « qui paiera les obus ?», mais plus simplement de comment les produire.

Un autre exemple de mobilisation de ressources monétaires illimitées sans endettement fut celui du réarmement allemand dans les années 30. Là aussi il était question de construire une économie de guerre avec la contrainte supplémentaire que cela était juridiquement interdit aux termes du traité de Versailles de 1919. Le mécanisme est passé- bien sûr frauduleusement- par la création d’une société financière appelée MEFO (Metallurgische Forschungsgesellschaft m.b.H.), coquille vide émettant des effets reconnus par le Trésor allemand. Ces derniers devenaient des garanties  pour de grosses entreprises (Messerschmitt, Krupp, Siemens, IG Farben, etc.) qui, les recevant, pouvaient produire, avec leurs fournisseurs,  du matériel de guerre théoriquement payable par le Trésor mais plus réellement  escomptables sans limite  à la banque centrale (Reichsbank). Ici, à l’inverse des billets de banques de la France de la première guerre mondiale, les effets MEFO ne vont pas circuler comme monnaie et resteront cachés aux yeux des autorités internationales chargées de surveiller le respect des contraintes du traité de Versailles. Ils ne circuleront qu’entre les grandes entreprises de l’armement et la banque centrale. Au total nous sommes encore en présence du passage à une économie de guerre sans s’exposer à un quelconque endettement. Mieux, les dépenses militaires induiront un multiplicateur keynésien (non calculé à l’époque) mais- dans le contexte d’ aujourd’hui- estimé à 1,8 si l’on devait effectivement passer à une économie de guerre. Chiffre à priori très élevé, provoqué par une Base Industrielle et Technologique de la Défense française (BITD) très auto-centrée sur le pays, donc non délocalisable.

Aujourd’hui, Le véritable problème qui va se poser est celui de l’effacement des contraintes posées par la monnaie unique, contraintes qui sont un peu celles d’un traité de Versailles à l’encontre de l’Allemagne des années 30. Cela passe bien évidemment par une rupture épistémologique chez les décideurs et leurs conseillers économistes. Et d’une certaine façon les choses sont plus difficiles : naguère, France démocratique et Allemagne…hélas nazie… savaient qu’il fallait se libérer de la dette, alors qu’aujourd’hui nous sommes incapables de penser la réalité autrement.

La question est d’autant plus centrale que les pays qui pourraient plus ou moins passer en économie de guerre, par exemple l’Allemagne, qui dispose encore d’importantes ressources, sont idéologiquement les plus éloignés de toute volonté de retour à une stratégie de puissance. Et il est vrai que c’est le pays- de toute l’Union européenne le plus endetté et le plus en difficulté, la France-  qui souhaite se livrer aux efforts les plus importants. La France, compte tenu des vastes transformations anthropologiques qu’elle connait, aura-t-elle le courage, ou a-t-elle la possibilité, d’entrer dans une logique de dépassement ou de redéfinition des contraintes de la monnaie unique ? Anéantir une logique d’endettement est plus aisé dans une société encore animée dans un cadre holistique narratif d’un avenir, que dans un monde simplement peuplé d’individus déliés et sans projets.

                                                 Jean- Claude Werrebrouck ( 12 mars 2024).

 

 

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7 mars 2024 4 07 /03 /mars /2024 18:10

La présente note n’aborde que la question de la réalisation matérielle d’une économie de guerre et laisse de côté les questions et décisions géopolitiques qui y mèneraient. Plus précisément encore,  elle s’intéresse strictement à la question du financement.

D’abord un peu d’histoire.

1 - On sait aujourd’hui que la monnaie métallique s’est progressivement imposée lors de la constitution des Etats premiers voici plusieurs milliers d’années. La monnaie est choisie par le pouvoir en formation et se trouve être moyen de paiement des services de guerriers et en même temps, moyen de règlement des premières ponctions fiscales par les « sujets » du pouvoir, sujets qui deviennent des « endettés ». Ce choix se fait compte tenu des choix des autres Etats en formation. L’or monétaire -  fait politique naissant au terme d’un processus d’essais et d’erreurs-  est historiquement apparu comme moyen ultime de la liquidité et de règlement des dettes.

2 - Quelques milliers d’années plus tard, lors de la première guerre mondiale le même phénomène va se reproduire non plus avec du métal mais avec du papier. Tout d’abord il faudra faire disparaitre le métal en déclarant l’inconvertibilité des billets et donc le cours forcé. Cela sera fait en France dès le lendemain de la déclaration de guerre par la loi du 5 août 1914 qui va introduire le cours forcé des billets et la faculté d’émission de monnaie par la Banque de France, laquelle connait un quasi doublement (passage de 6,8 à 12 milliards de francs). La différence avec la situation créée par la naissance des premiers Etats est de taille : ces derniers furent prisonniers de la rareté de métal (les mines d’or sont naturellement limitées) alors que les Etats désormais solidement implantés peuvent – sans doute après beaucoup d’erreurs au cours des siècles précédents - se permettre une émission potentiellement illimitée de monnaie. A la création de l’illimitation monétaire pourra correspondre un projet d’illimitation de l’industrie et potentiellement illimitation de la guerre elle-même.

 Concrètement dès le mois de septembre 1914, il faudra mobiliser les épouses des soldats et les inviter à produire du matériel de guerre, dans des usines reconverties, et ce au service du front. Le matériel de guerre produit n’est pas une marchandise et se trouve payé par un Etat disposant de moyens monétaires illimités. Economiquement, l’offre globale diminue (les usines fabriquent moins de biens marchands) tandis que la demande globale ne faiblit pas : les revenus, notamment ceux des femmes travaillant dans les usines affectées à la guerre, sont toujours dépensés. Il en résulte logiquement une inflation que l’on essaiera, difficilement, de limiter avec des prélèvements sous forme d’emprunts, notamment emprunts perpétuels assortis de taux d’intérêt incapables de compenser la hausse des prix.

3 -  Aujourd’hui nous sommes dans une situation assez proche de celle des premiers Etats dont les efforts de guerre étaient aussi limités par la rareté du métal précieux. On ne peut passer concrètement à une économie de guerre car nous restons convaincus que nous n’en avons pas les moyens. De ce point de vue les hésitations  du Président de la République française face aux achats sur étagères de stocks d’obus répartis chez des Etats potentiellement vendeurs est intéressant : on est prêt à faire la guerre mais l’argent manque.

La Russie peut encore penser qu’elle est moins limitée en raison de sa maitrise de  l’équivalent des mines d’or des premiers Etats , à savoir ses immenses ressources minières. Son passage en économie de guerre peut donc comme en 1914 en France correspondre à une diminution de l’offre globale. Mais  le marché national peut encore se nourrir, au moins partiellement,  d’une offre étrangère correspondant à une importation (augmentation de 20% des importations entre 2019 et 2023). D’où probablement une inflation plus faible que celle de 1914/1918 en France.  Avec toutefois des limites : la Russie peut-elle accumuler des roupies indiennes illiquides contre du pétrole ?

Illimitation monétaire pour une Europe en guerre ?

Tel n’est pas le cas pour une Europe sans véritable budget central, ses composantes, et en particulier la France, qui en raison de son arrangement institutionnel ne peut se permettre de retrouver la disponibilité illimitée de moyens monétaires pour produire du matériel militaire. Les budgets publics sont déjà très déséquilibrés et il est institutionnellement impossible de ne point en tenir compte. L’euro reste la muselière commune des Etats et la France - prête selon son président à se mobiliser bien davantage-  risque de voir sa note dégradée si son déficit public devait encore s’accroitre pour actionner les usines de guerre. Et il est vrai que son déficit budgétaire exprimé en pourcentage du PIB  risque en 2024 d’être de loin le plus élevé de toute l’Union européenne. Encore grand pays sur le plan militaire, son talon d’Achille reste une finance extraordinairement dégradée.

Fort de ces considérations, quelles sont les stratégies possibles pour construire- face à l’éloignement américain et si telle était la volonté européenne -  une économie de guerre propre à contenir la poussée militaire russe ?

1 -  La première est celle suggérée précédemment, chaque pays tentant de se convertir en économie de guerre. Au-delà d’un accord de coopération très difficile à tenir, nous risquons des disparités gigantesques entre Etats, et seule l’Allemagne, en raison de sa situation toujours très excédentaire, pourrait se risquer à passer en économie de guerre avec un financement très élevé d’entreprises en reconversion vers la fabrication de matériel militaire. Les Etats financièrement très affaissés seraient bien incapables d’alourdir le poids de la dette. Un tel schéma entrainerait d’autres difficultés puisque les facilités de l’achat de matériel américain l’emporteraient sur les coûts de mise en place de la reconversion et de la mobilisation d’un personnel trop rare ( aujourd’hui 68% des achats européens se font déjà au profit d’entreprises d’armement américain). Au-delà l’Allemagne, jusqu’ici très tournée vers la Russie, apparaitrait comme la grande coupable d’un éventuel « containment »  de l’aventure russe.

2 -  La seconde serait  celle de se concentrer sur un achat commun de matériel américain sur la base d’un emprunt européen. Les capacités techniques en la matière sont considérables et permettraient de mobiliser d’énormes moyens militaires. Compte tenu de ce qui reste d’excédents de l’Union Européenne, il serait  encore possible d’emprunter plusieurs milliers de milliards d’euros, permettant de financer annuellement de l’ordre de 300 milliards d’euros de matériel de guerre supplémentaire. Compte tenu des dépenses militaires additionnées des divers pays de l’UE ( plus de 300 milliards d’euros) cela signifierait que le total des dépenses militaires européennes (300 +300= 600) commencerait à se rapprocher de celui des USA ( 886 milliards de dollars).  Cela signifie par conséquent un alignement, à terme, de moyens matériels sur le front ukrainien devant - compte tenu de la supériorité technologique du matériel occidental - faire réfléchir les autorités russes devenues incapables de contenir la puissance occidentale (Les dépenses annuelles deviendraient 5 fois supérieures à celle de la Russie).

Cette solution n’est toutefois pas facilement envisageable et un problème de remboursement de l’emprunt se pose. Si la règle de répartition des charges est celle des PIB, cela signifierait que le poids du service de la dette reposerait essentiellement sur l’Allemagne (probablement plus de 25% du total du service de la dette). De quoi reposer la question de l’Euro, celui des « pays sérieux », sanctionnés, et du « club med » avantagés. De quoi revenir aux années 2010. De quoi, au regard de l’ennemi, mettre en avant une Allemagne devenue ultime responsable d’un éventuel échec russe.

3 -  La troisième, qui ne serait qu’une variation de la seconde consisterait à ne pas glaner le matériel sur les étagères américaines et à se concentrer sur une authentique reconversion des usines européennes. Là encore le choix n’est pas simple et le déséquilibre entre la France et l’Allemagne serait mal vécu : pourquoi l’Allemagne ferait davantage survivre l’économie de guerre française et inversement, pourquoi la France serait moins généreuse vis-à-vis de l’économie de guerre allemande ? De quoi réanimer les vieilles querelles sur les chars, les sous-marins,  et les avions. Ajoutons que le NATO financé à 75% par les USA risquerait lui-aussi de poser quelque problème.

4 -  La quatrième solution serait celle de se débarrasser de l’arrangement institutionnel européen, à savoir mette l’euro hors du circuit de l’économie de guerre et mettre en place une monnaie numérique de banque centrale. Chaque pays serait libre d’imposer à la BCE l’émission monétaire le concernant au titre de sa propre mise en place de son économie de guerre. De quoi retrouver l’illimitation monétaire de 1914. De quoi aussi retrouver le circuit classique du Trésor puisqu’au final la totalité de la monnaie digitale se retrouve au bilan de la banque centrale. Le bilan de la banque centrale se trouve alourdi des dépenses au titre du passage à l’économie de guerre consenti par chaque pays. Bien évidemment, des déséquilibres vont se manifester entre offre globale et demande globale pour chaque pays. Plus un pays se lance dans son économie de guerre et plus le risque inflationniste est élevé. En effet, concrètement des revenus importants seront distribués si les journées de travail s’allongent, si un système de 3X8 se met en place, si des tensions se manifestent sur les intrants, etc. Sans compter tous les effets de redistribution entre toutes les branches d’activité, effets provoqués par l’impact inflationniste. Le passage à une économie de guerre est donc nécessairement coûteux comme il l’était durant le premier conflit mondial.

Un tel système n’est évidemment pas sans inconvénient car il peut donner lieu à des comportements de passager clandestin et inviter les pays à distraire leur monnaie digitale allouée par la banque centrale vers d’autres objectifs en contravention avec, par exemple, les règles du marché unique. De ce point de vue, l’avantage de la monnaie digitale est sa traçabilité et donc la facilité du contrôle du respect des règles du jeu.

Une autre difficulté est évidemment celle des importations d’intrants voire de matériels complets. Soit les entreprises étrangères acceptent un compte en monnaie digitale, soit il faut  accepter la conversion en devises.

Il existe peut-être d’autres stratégies que celles susvisées. Toutefois il nous semble qu’au vu des contraintes d’un euro devenu, hélas, intouchable en raison du climat géopolitique présent, la stratégie de l’adoption d’une monnaie digitale de banque centrale domine les 3 autres.

Finalement, dans le brouillard géopolitique actuel, notons l’apparition d’une certaine ruse de la raison. C’est l’euro qui empêche la construction d’une économie de guerre, mais en même temps c’est ce même euro qui introduirait potentiellement son propre dépassement : la monnaie digitale de banque centrale, une monnaie tant vantée par les dirigeants de la BCE, risquerait  d’introduire à terme le temps de l’après euro.

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2 mars 2024 6 02 /03 /mars /2024 15:02

 

La présente note tente de proposer une grille de lecture intelligible de la multitude des faits qui accablent le monde agricole.

Depuis la nuit des temps, l’agriculture est une activité nécessaire à la conservation/reconstitution de la vie. Dans le monde moderne, point n’est besoin d’être économiste pour se rendre compte que cette conservation de la vie se déroule en dépensant tout ou partie de ce qu’on appelle un salaire dans ce qui est devenu la grande distribution, elle-même ravitaillée pour partie par le monde agricole. Plus les prix des produits de l’agriculture sont élevés et plus le coût de la vie est élevé et inversement plus les prix des produits agricoles sont bas et plus le coût de la vie est faible. François Quesnay savait déjà cela quand il affichait  aux questionnements royaux sa réponse cynique : « je suis pour un bon prix du blé car lorsque celui- ci est bas le peuple devient arrogant et paresseux ».

Logiquement,  si l’agriculture développe des gains de productivité, le coût de la vie doit baisser. C’est ce que la France a bien connu au cours du siècle précédent avec une modernisation spectaculaire de son agriculture. Le prix des produits agricoles baissant ou augmentant plus faiblement que les salaires, il devait en résulter ce que simplement on appelle une hausse des niveaux de vie et l’avènement de l’immense classe moyenne qui devait caractériser la seconde partie du vingtième siècle.

Marx et les « biens salaires»… produits par les agriculteurs

Marx, très grand interprète des règles du jeu du capitalisme parlait de partage de la « plus-value relative » impulsée par la productivité. Dans son langage, si les biens de consommation – ce qu’il appelle les « biens salaires » - achetés avec les revenus distribués par les capitalistes voient leur valeur diminuer en raison de gains de productivité dans l’activité agricole, il doit en résulter logiquement une diminution des salaires, baisse résultant elle-même de la baisse du coût de la vie. Concrètement et simplement, si une vie de salarié est reproduite journellement par un kilogramme de pain et que le prix du pain diminue de moitié en conséquence d’un doublement des rendements agricoles, le coût de la vie est également divisé par 2 et donc le salaire peut lui-même être divisé par 2. Dans cette circonstance, les capitalistes récupèrent la totalité des gains de productivité, ce que Marx appelait la « plus-value relative », celle dépendant des gains de productivité donc de la « dévalorisation » des « biens salaires ». Si maintenant les salariés réussissent à maintenir le niveau de salaire, ces mêmes salariés empochent les gains de productivité. Dans un tel contexte, la lutte des classes au sens de Marx est aussi un combat autour du partage des gains de productivité.

Les aventures historiques de la « plus-value relative ».

1 – Historiquement, il y a eu effectivement partage des gains de productivité et il en est résulté une première approche dans l’édification d’une immense classe moyenne. Globalement, les budgets consacrés à l’alimentation - ceux consacrés à l’achat de marchandises agricoles - vont régulièrement diminuer (13% aujourd’hui contre plus de 50% en 1950). En contre partie, ils vont laisser la place à de nouveaux biens, lesquels vont socialement devenir de nouveaux « biens salaires » au sens de Marx : logement, équipement ménager, téléphone, etc. Ces mêmes biens vont logiquement eux-mêmes bénéficier de gains de productivité à partager entre capitalistes et salariés.

2 - Les salariés pouvant désormais arbitrer entre divers « biens salaires » vont devenir de plus en plus exigeants et vont s’intéresser aux prix de ces premiers « biens salaires » que sont les produits de l’agriculture. Ils seront en cela aidés par la grande distribution qui fera pression pour une accélération des gains de productivité. Les agriculteurs doivent être compétitifs comme tous les acteurs de la vie économique. Déjà, des relations asymétriques entre entreprises agricoles nombreuses et grande distribution ou firmes agroalimentaires oligopolistiques vont se nouer. La pression sur les prix imposera une accélération de la modernisation de l’agriculture.

3 - La mondialisation permettra une accélération massive de la construction d’une « plus-value relative » d’un nouveau type. D’abord les entreprises pourront travailler dans des zones où la « valeur de la force de travail » est plus faible (le coût de la vie est plus faible en Asie, en Afrique, etc.). Si les biens fabriqués dans ces zones sont aussi des « biens salaires », il pourra en résulter une baisse de la valeur de la force de travail en Occident : les biens en question permettront de diminuer davantage le coût de la vie et la grande distribution et les firmes agroalimentaires s’y emploieront. De quoi comprendre les armadas d’acheteurs en route vers l’Asie…De quoi comprendre ce que naguère on appelait le grand accord entre WalMart et le parti communiste chinois…. Ce n’est plus WalMart et ses fournisseurs américains qui reproduiront la force de travail américaine mais des entreprises chinoises sur le sol chinois.

4 - Cette baisse de la valeur de la force de travail ne pourra plus nourrir aussi facilement que par le passé le partage des gains de productivité. C’est que la désindustrialisation fragilise la condition salariale et engendre un chômage qui pourra être plus ou moins masqué par le maintien d’un Etat-Providence qui lui aussi se trouve être le support d’une partie du coût de la vie. Ce qu’on appelle économie sociale se développe sans gains de productivité et le coût de la vie ne peut diminuer que par des importations massives en provenance du sud. Ce qui se met en place est la possible naissance de vastes zones de l’ex -Tiers monde chargées de la reproduction de la force de travail de l’Occident et, en particulier de la France qui se désindustrialise plus rapidement qu’ailleurs. En contrepartie, de vastes zones de l’Occident et en particulier de la France deviennent des espaces où un revenu se dépense sans y avoir été produit. C’est par exemple le cas des espaces privilégiés occupés par des retraités ou inactifs dans le sud de la France… Des incohérences de territoires qui vont se multiplier…

5 - Les usines fabriquant les « biens salaires » disparaissent et se reconstruisent à la périphérie de l’Occident. Dans ce dernier monde et tout particulièrement en France, nous n’aurons plus que des entreprises de logistiques (les bien salaires produits à la périphérie doivent être distribués et nourrir le centre). Ainsi les entrepôts « Amazon » peuvent se développer sur les friches industrielles. A ces entreprises il faudra encore ajouter les entreprises agricoles jusqu’ici non délocalisées qui tenteront - fouettées par la grande distribution et les firmes agroalimentaires - d’apporter leur contribution à la baisse du coût de la vie. Ces entreprises agricoles non délocalisées (agriculture américaines, Beauce/Brie/Champagne etc. pour la France) resteront grandement exportatrices à partir de leur territoire. Le dernier ajout qui permettra de photographier le nouveau paysage est bien évidemment le maintien d’un Etat social très endetté. Bien évidemment tout ce qui n’est pas « biens salaires » peut encore subsister, notamment les industries de biens d’équipement, les industries de l’armement et toutes celles très nombreuses encore qui, techniquement, s’articulent à ces dernières.

6 - Mais la mondialisation est exigeante en termes de libéralisation des échanges et les traités de libre échange ne peuvent que se multiplier ( 47 par la seule UE) pour offrir des débouchés aux entreprises, soit celles restées dans le centre, soit celles déjà délocalisées et qui souhaitent voir croître leur part de marché dans le monde. L’UE est l’archétype de ce modèle et invente la concurrence libre et non faussée. Jusqu’ici l’agriculture n’était pas encore délocalisable comme l’était le capital industriel. Le facteur de production terre/environnement devait rester attaché à son antique espace national. Parce que les traités de libre échange se doivent être globaux et concernent toutes les marchandises, l’agriculture ne peut en être exclue. Cette dernière devra donc se soumettre et accepter que le coût de la vie au centre soit partiellement et de plus en plus assuré par des firmes agricoles lointaines. La poursuite de l’éventuelle  baisse du coût de la vie doit se payer par une masse toujours croissante de biens salaires importée. Et le renard est entré dans le poulailler car les agricultures du centre se font concurrence et utilisent les outils de l’UE pour s’entredévorer : l’agriculture française est mangée par l’Espagnole ou celle de la Pologne, etc. Ce qui entretient le processus de dévalorisation de la force de travail. Il y a beaucoup plus que des chaussures, vêtements, jouets, appareils électroménagers, etc. qui doivent être importés. Il y a désormais à importer tous les produits agricoles qui étaient historiquement les premiers « biens salaires » : fruits, légumes, viandes, poisson, produits laitiers, etc.

7 Les traités de libre échange ont un double effet et s’ils permettent l’importation généralisée des biens salaires, ils détruisent aussi les écosystèmes dans ce qu’on appelait le Tiers-Monde. Si une partie de l’agriculture occidentale reste très compétitive ( céréales notamment) le libre échange viendra détruire les cultures vivrières du Sud. A l’asymétrie qui va apparaitre dans l’Occident va correspondre une asymétrie dans le sud : les biens salaires du sud seront de plus en plus produits par l’Occident, et donc à l’incohérence qui se développe dans ce dernier espaces va correspondre une incohérence dans le sud : abandon du mais mexicain au profit du maïs américain, abandon des pommes de terres en Colombie au profit de celles de l’Europe, abandon du lait africaine au profit de celui de la même Europe, etc. De quoi expliquer que l’Europe qui importe massivement des « biens salaires » en exporte aussi massivement.

8 Les traités de libre échange supposent aussi l’abandon de toute forme d’interventionnisme en matière de régulation et de prix. D’où la disparition des stocks de produits de première nécessité (ce qui était la sécurisation de la couverture des biens salaires) et le développement de la spéculation sur les bien salaires agricoles qui deviennent tous l’objet de supports financiers. Au zéro stock de l’industrie correspond le zéro stock de l’agriculture.

9 - Aujourd’hui, nous sommes avec les questions liées au climat et à l’environnement arrivés au bout de la grande aventure consistant à faire produire à l’étranger la quasi-totalité des « biens salaires » consommés par les vieux Etats-Nations au premier desquels on trouve la France dont on vantait naguère l’excellence agricole. Non seulement l’agriculture européenne se doit d’être asservie par les règles du jeu du capitalisme mondialisé, mais elle est menacée de disparition par les règles concernant la protection du climat et de l’environnement. La course aux gains de productivité est certes désormais bloquée par la foule des règlements et normes concernant les intrants de la production, mais surtout par l’imposition d’un recul des surfaces autorisées à la culture ou l’élevage. Jadis le capital industriel délocalisé laissait à l’état d’abandon des friches industrielles. Aujourd’hui, l’agriculture en délocalisation va laisser des jachères.

10 - Ce grand mouvement est aussi la fin des classes moyennes protégées par le  capitalisme autocentré et efficient de la fin du vingtième siècle. Les « biens salaires » agricoles ou industriels majoritairement issus de la périphérie continuent de se dévaloriser au rythme des innovations et de la productivité. La concurrence en fait gonfler la quantité et la perte de valeur est surcompensée par des besoins artificiellement créés. La société de consommation devient hégémonique au sein de territoires où des revenus jamais produits et chargés de dettes sont « magiquement » dépensés. l’Etat social resté exigeant n’est plus finançable que par de la dette publique. Situation qui caractérise plus spécifiquement la France.

11 – Ce grand mouvement est aussi porteur d’effets peu réversibles dans le sud. La fin de l’écosystème des cultures vivrières ne laisse pas facilement la place à un développement autocentré. Les nouveaux salariés des usines fabriquant des « bien salaires » pour l’Occident n’ont pas les moyens d’acheter leur production. A ce titre ils ne restent encore que les « aidants » à la fabrication dévalorisée des biens-salaires consommés par l’Occident

12 - Bien évidemment, ce grand mouvement aux conséquences géopolitiques majeures devrait être revisité. Du point de vue de l’Occident, il sera toutefois très difficile d’y protéger son agriculture. S’agissant de l’UE telle qu’elle est, on ne voit pas comment il serait possible de ne plus inclure l’agriculture dans les grands traités de libre-échange. Les avantages compétitifs de la périphérie de l’Occident sont bien évidemment concentrés dans  une agriculture où les taux de salaire et les normes sont très avantageux. Et c’est ainsi qu’au nom de la rationalité économique, l’Occident continuera probablement de confier une bonne partie de la gestion du coût de la reproduction de sa force de travail dans les espaces qui naguère s’appelait Tiers-Monde. Il lui sera aussi très difficile de renoncer à sa pratique de destruction des écosystèmes du sud, en acceptant dans des traités, qui ne seraient plus de libre- échange, la protection de ces derniers.

13 - Du point de vue de la seule agriculture, il serait judicieux de l’extraire des règles du jeu, de ce qui reste encore la mondialisation, et de rétablir un minimum de cohérence territoriale. Est-ce politiquement possible ?

 

 

Jean Claude Werrebrouck

 

 

 

 

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25 février 2024 7 25 /02 /février /2024 14:37

 

La présente note tente de proposer une grille de lecture intelligible de la multitude des faits qui accablent le monde agricole.

Depuis la nuit des temps, l’agriculture est une activité nécessaire à la conservation/reconstitution de la vie. Dans le monde moderne, point n’est besoin d’être économiste pour se rendre compte que cette conservation de la vie se déroule en dépensant tout ou partie de ce qu’on appelle un salaire dans ce qui est devenu la grande distribution, elle-même ravitaillée pour partie par le monde agricole. Plus les prix des produits de l’agriculture sont élevés et plus le coût de la vie est élevé et inversement plus les prix des produits agricoles sont bas et plus le coût de la vie est faible.

Logiquement,  si l’agriculture développe des gains de productivité, ce coût de la vie doit baisser. C’est ce que la France a bien connu au cours du siècle précédent avec une modernisation spectaculaire de son agriculture. Le prix des produits agricoles baissant ou augmentant plus faiblement que les salaires, il devait en résulter ce que simplement on appelle une hausse des niveaux de vie et l’avènement de l’immense classe moyenne qui devait caractériser la seconde partie du vingtième siècle.

Marx et les « biens salaires»… produits par les agriculteurs

Marx, très grand interprète des règles du jeu du capitalisme parlait de partage de la « plus-value relative » impulsée par la productivité. Dans son langage, si les biens de consommation – ce qu’il appelle les « biens salaires » - achetés avec les revenus distribués par les capitalistes voient leur valeur diminuer en raison de gains de productivité dans l’activité agricole, il doit en résulter logiquement une diminution des salaires, baisse résultant elle-même de la baisse du coût de la vie. Concrètement et simplement, si une vie de salarié est reproduite journellement par un kilogramme de pain et que le prix du pain diminue de moitié en conséquence d’un doublement des rendements agricoles, le coût de la vie est également divisé par 2 et donc le salaire peut lui-même être divisé par 2. Dans cette circonstance, les capitalistes récupèrent la totalité des gains de productivité, ce que Marx appelait la « plus-value relative », celle dépendant des gains de productivité donc de la « dévalorisation » des « biens salaires ». Si maintenant les salariés réussissent à maintenir le niveau de salaire, ces mêmes salariés empochent les gains de productivité. Dans un tel contexte, la lutte des classes au sens de Marx est aussi un combat autour du partage des gains de productivité. Bien sûr Marx emploie un langage beaucoup plus sophistiqué pour les besoins de ses démonstrations, mais il nous faut reconnaitre qu’il fût le grand théoricien de ce que lui-même appelait « l’embourgeoisement de la classe ouvrière », phénomène imaginé avec près d’un siècle d’avance sur la réalité. Un phénomène qui va progressivement se transformer et dont la configuration actuelle est elle-même appelée à se transformer.

Les transformations historiques de la  « plus-value relative ».

1 – Historiquement, il y a eu effectivement partage des gains de productivité et il en est résulté une première approche dans l’édification d’une immense classe moyenne. Globalement, les budgets consacrés à l’alimentation - ceux consacrés à l’achat de marchandises agricoles- vont régulièrement diminuer (13% aujourd’hui contre plus de 50% en 1950). En contre partie ils vont laisser la place à de nouveaux biens, lesquels vont socialement devenir de nouveaux « biens salaires » au sens de Marx : logement, équipement ménager, téléphone, etc. Ces mêmes biens vont logiquement eux-mêmes bénéficier de gains de productivité à partager entre capitalistes et salariés.

2 - Les salariés pouvant désormais arbitrer entre divers « biens salaires » vont devenir de plus en plus exigeants et vont s’intéresser aux prix de ces premiers « biens salaires » que sont les produits de l’agriculture. Ils seront en cela aidés par la grande distribution qui fera pression pour une accélération des gains de productivité. Les agriculteurs doivent être compétitifs comme tous les acteurs de la vie économique. Déjà, des relations asymétriques entre entreprises agricoles nombreuses et grande distribution ou firmes agroalimentaires oligopolistiques vont se nouer. La pression sur les prix imposera une accélération de la modernisation de l’agriculture.

3 - La mondialisation permettra une accélération massive de la construction d’une « plus-value relative » d’un nouveau type. D’abord les entreprises pourront travailler dans des zones où la « valeur de la force de travail » est plus faible (le coût de la vie est plus faible en Asie, en Afrique, etc.). Si les biens fabriqués dans ces zones sont aussi des « biens salaires », il pourra en résulter une baisse de la valeur de la force de travail en Occident : les biens en question permettront de diminuer davantage le coût de la vie et la grande distribution et les firmes agroalimentaires s’y emploieront. De quoi comprendre les armadas d’acheteurs en route vers l’Asie…De quoi comprendre ce que naguère on appelait le grand accord entre WalMart et le parti communiste chinois…. Ce n’est plus WalMart et ses fournisseurs américains qui reproduiront la force de travail américaine mais des entreprises chinoises sur le sol chinois.

4 - Cette baisse de la valeur de la force de travail ne pourra plus nourrir aussi facilement que par le passé le partage des gains de productivité. C’est que la désindustrialisation fragilise la condition salariale et engendre un chômage qui pourra être plus ou moins masqué par le maintien d’un Etat-Providence qui lui aussi se trouve être le support d’une partie du coût de la vie. Ce qu’on appelle économie sociale se développe sans gains de productivité et le coût de la vie ne peut diminuer que par des importations massives en provenance du sud. Ce qui se met en place est la possible naissance de vastes zones de l’ex -Tiers monde chargées de la reproduction de la force de travail de l’Occident et, en particulier de la France qui se désindustrialise plus rapidement qu’ailleurs. En contrepartie de vastes zones de l’Occident et en particulier de la France deviennent des espaces où un revenu se dépense sans y avoir été produit. C’est par exemple le cas des espaces privilégiés occupés par des retraités ou inactifs dans le sud de la France… Des incohérences de territoires qui vont se multiplier…

5 - Les usines fabriquant les « biens salaires » disparaissent et se reconstruisent à la périphérie de l’Occident. Dans ce dernier monde et tout particulièrement en France, nous n’aurons plus que des entreprises de logistiques (les bien salaires produits à la périphérie doivent être distribués et nourrir le centre). Ainsi les entrepôts « Amazon » peuvent se développer sur les friches industrielles. A ces entreprises il faudra encore ajouter les entreprises agricoles jusqu’ici non délocalisées qui tenteront - fouettées par la grande distribution et les firmes agroalimentaires- d’apporter leur contribution à la baisse du coût de la vie. Le dernier ajout qui permettra de photographier le nouveau paysage est bien évidemment le maintien d’un Etat social très endetté. Bien évidemment tout ce qui n’est pas « biens salaires » peut encore subsister, notamment les industries de biens d’équipement, les industries de l’armement et toutes celles très nombreuses encore qui, techniquement, s’articulent à ces dernières.

6 - Mais la mondialisation est exigeante en termes de libéralisation des échanges et les traités de libre échange ne peuvent que se multiplier (plus de 40 par la seule UE) pour offrir des débouchés aux entreprises, soit celles restées dans le centre, soit celles déjà délocalisées et qui souhaitent voir croître leur part de marché dans le monde. L’UE est l’archétype de ce modèle et invente la concurrence libre et non faussée. Jusqu’ici l’agriculture n’était pas encore délocalisable comme l’était le capital industriel. Le facteur de production terre/environnement devait rester attaché à son antique espace national. Parce que les traités de libre échange se doivent être globaux et concernent toutes les marchandises, l’agriculture ne peut en être exclue. Cette dernière devra donc se soumettre et accepter que le coût de la vie au centre soit de plus en plus assuré par des firmes agricoles lointaines. La poursuite de l’éventuelle  baisse du coût de la vie doit se payer par une masse toujours croissante de biens salaires importée. Et le renard est entré dans le poulailler car les agricultures du centre se font concurrence et utilisent les outils de l’UE pour s’entredévorer : l’agriculture française est mangée par l’Espagnole ou celle de la Pologne, etc. Ce qui entretient le processus de dévalorisation de la force de travail. Il y a beaucoup plus que des chaussures, vêtements, jouets, appareils électroménagers, etc. qui doivent être importés. Il y a désormais à importer tous les produits agricoles qui étaient historiquement les premiers « biens salaires » : fruits, légumes, viandes, poisson, produits laitiers, etc.

7 - Aujourd’hui, nous sommes avec les questions liées au climat et à l’environnement arrivés au bout de la grande aventure consistant à faire produire à l’étranger la quasi-totalité des « biens salaires » consommés par les vieux Etats-Nations au premier desquels on trouve la France dont on vantait naguère l’excellence agricole. Non seulement l’agriculture européenne se doit d’être asservie par les règles du jeu du capitalisme mondialisé, mais elle est menacée de disparition par les règles concernant la protection du climat et de l’environnement. La course aux gains de productivité est certes désormais bloquée par la foule des règlements et normes concernant les intrants de la production, mais surtout par l’imposition d’un recul des surfaces autorisées à la culture ou l’élevage. Jadis le capital industriel délocalisé laissait à l’état d’abandon des friches industrielles. Aujourd’hui l’agriculture en délocalisation va laisser des jachères. Il ne restera plus que les traces des lieux où naguère la conservation/ reconstitution de la vie se déroulait.

8 - Ce grand mouvement est aussi la fin des classes moyennes protégées par le  capitalisme autocentré et efficient de la fin du vingtième siècle. Les « biens salaires » agricoles ou industriels majoritairement issus de la périphérie continuent de se dévaloriser au rythme des innovations et de la productivité. La concurrence en fait gonfler la quantité et la perte de valeur est surcompensée par des besoins artificiellement crées. La société de consommation devient hégémonique au sein de territoires où des revenus jamais produits et chargés de dettes sont « magiquement » dépensés. Il en résulte une disparition de la plus-value relative tandis que l’Etat social resté exigeant n’est plus finançable que par de la dette publique.

9 - Bien évidemment, ce grand mouvement aux conséquences géopolitiques majeures doit être arrêté et cela confirme bien les conclusions de nos précédents articles. Il sera toutefois très difficile de protéger l’agriculture. S’agissant de l’UE telle qu’elle est, on ne voit pas comment il serait possible de ne plus inclure l’agriculture dans les grands traités de libre-échange. Les avantages compétitifs de la périphérie de l’Occident sont bien évidemment concentrés dans  une agriculture où les taux de salaire et les normes sont très avantageux. Et c’est ainsi qu’au nom de la rationalité économique, l’Occident continuera probablement de confier la gestion du coût de la reproduction de sa force de travail dans les espaces que naguère il avait colonisé : Un libre échange où la baisse de la valeur de la force de travail continuera  d’être l’objectif probablement inconscient de ses promoteurs. Pourquoi, continuera t-on de proclamer, renoncerait-on à faire bénéficier le consommateur de prix à l’importation avantageux ? Pour la France le prix de cette rationalité stupidement économiciste sera plus élevé qu’ailleurs en raison de l’abandon complet de ce qui faisait une partie de son excellence.

10 - N’allons pas plus loin et laissons le lecteur se reporter à nos articles[1] des 1/1/2024 et 12/1/2024.  Toute politique économique sérieuse doit se pencher sur la construction d’un équilibre des comptes extérieurs. Et cela passe par ce qu’on appelait la « colonne vertébrale » de la reconstruction. Bonne relecture de ces deux articles.

Jean Claude Werrebrouck

 

 

 

 

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22 février 2024 4 22 /02 /février /2024 15:15

A plusieurs reprises, nous nous sommes interrogés sur la réalité de l’industrie financière et en particulier de sa corrélation entre l’importance considérable de la dette publique et la démesure de la finance[1].

La présente note se propose d’aller un peu plus loin à un moment où s’agissant de la France, le budget de l’Etat doit être rapidement corrigé en raison d’un creusement de déficit qui serait impulsé par un défaut de croissance[2].

La couverture du déficit et de la dette correspondante se déroule, en France comme ailleurs, par le biais d’un accord contractuel entre une agence (l’Agence France Trésor chez nous) et des institutions bancaires ou financières. Ces dernières deviennent en quelque sorte des organisatrices du marché de la dette publique. Appelées « dealers » aux USA, elles sont « SVT » (spécialistes en valeurs du Trésor) en France.

Les effets premiers de toute levée de dette publique.

Au terme d’une adjudication dans laquelle elles sont engagées, (2% minimum du capital de dette levée pour chacune des 15 SVT pour la France) le compte du Trésor à la banque centrale est crédité du montant de dette souscrite, tandis que les comptes des banques acheteuses à cette même banque centrale sont débités pour un même montant. Globalement au terme de l’opération, le total du bilan de la Banque centrale est inchangé. Ce qui change est bien évidemment la liquidité du Trésor qui se trouve améliorée au titre de la mise œuvre de ses différentes opérations de dépenses, mais aussi à l’endroit de toutes les banques et donc pas seulement les SVT qui ont participé à l’adjudication. Ces banques et autres institutions financières ont pu participer aux enchères concernant la vente de bons du Trésor soit à partir d’une épargne figurant au passif de leur bilan, soit par simple création monétaire, soit par le recours à de la dette : une institution financière peut en effet s’endetter pour acheter des bons du Trésor. Les effets premiers laissent donc fermer le robinet de la création monétaire par la banque centrale. Quant à la dette nouvelle, cette dernière est soit financée par une épargne soit classiquement, par la création de monnaie de banque.

Des effets secondaires

Les choses peuvent rapidement se complexifier.

Une première complexification est que la dette publique nouvelle serve au remboursement de bons arrivés à échéance (environ 50% des adjudications en France aujourd’hui). C’est dire que plus l’endettement passé est lourd,  plus il faut alourdir la nouvelle dette.

Une seconde complexification est que la dette fait l’objet d’une cotation en continue et donc se trouve soumise à la spéculation. Ainsi chaque mois se trouve brassé sur la seule dette américaine, un peu plus du total du PIB des Etats-Unis. [3] C’est dire que l’on trouve un très grand nombre d’acteurs qui ne sont nullement engagés sur le terme de la dette mais sont davantage intéressés par des fluctuations de prix. D’où des prises de risques, toujours selon les autorités américaines, allant jusqu’à 55 fois la mise de départ. Cette complexification entraîne d’autres risques tel celui de la formation d’un spread de taux au regard de dettes publiques concurrentes.

Une troisième complexification est celui de la revente immédiate à la banque centrale de tout ou partie des titres achetés. Cette revente se matérialise de la façon suivante : les comptes des banques à la banque centrale sont crédités des montants cédés à cette dernière. Le passif et l’actif de la banque centrale augmentent et donc le bilan s’alourdit ce qui correspond à une création monétaire par la banque centrale. Le robinet de monnaie centrale est ouvert.

Des effets de troisième ordre.

La revente à la banque centrale rétablit la liquidité bancaire et les établissements correspondants peuvent mobiliser leur compte à la banque centrale pour se livrer à de nouvelles opérations. Dans le même temps, le flux des dépenses publiques augmenté de la dette nouvelle se retrouve au passif des banques (l’endettement nouveau du secteur public est aussi un excédent nouveau pour le secteur privé). Au final, l’aisance des banques s’accroit du montant de la dette nouvelle et leur potentiel de création monétaire se gonfle. A ce niveau, une interrogation et des choix doivent s’opérer :

- « La surliquidité choisit l’économie » : Si le mouvement des affaires laisse espérer une rentabilité supérieure par le canal de l’investissement dans l’économie réelle (par exemple l’achat d’une nouvelle machine dans une PME), la nouvelle liquidité bancaire sera affectée à des projets porteurs de valeur ajoutée dans l’économie réelle. Dans ce cas et quel que soit le lieu de l’investissement, un retour réel sous forme de valeur ajoutée est envisageable.

- « La surliquidité choisit la finance » : Si, inversement, le champ de la spéculation s’élargit et laisse espérer une meilleure rentabilité que dans l’économie réelle, la nouvelle liquidité prendra le chemin de la seule finance. L’élargissement est d’abord la financiarisation de toutes les activités avec la transformation de toutes les marchandises, (y compris les « marchandises financières telles les actions,  produits dérivés, etc.) en « réceptacles » financiers (ce qu’on appelle le sous-jacent). Toutes les marchandises de l’économie réelle peuvent aujourd’hui devenir des réceptacles : toutes les matières premières, tous les produits de l’agriculture, tout l’immobilier, etc. On pourra même financiariser des marchandises irréelles en développant et en institutionnalisant (« Coinbase » par exemple) la spéculation sur les cryptos. Constatons que l’élargissement correspond aussi à une création continue de nouveaux marchés sur lesquels les outils spéculatifs peuvent s’aiguiser et se perfectionner. Les gains de productivité si courants dans l’économie réelle, peuvent devenir des gains de productivité financière uniquement tournés sur des paris concernant la fluctuation des prix. Concrètement, le Trading automatique peut en théorie améliorer la production de valeur comme le ferait le développement de robots sur des chaînes d’assemblages de voitures. Il s'agit au fond de réduire le temps, celui de l'information côté finance, celui de le production côté industrie. La question est pourtant de savoir s’il s’agit d’une valeur ajoutée réelle. Nous y reviendrons.

- Le scénario du choix de la finance domine celui de l’économie : S’agissant du choix fondamental entre « paris sur fluctuations de prix » (spéculation) et investissement réel, on constate qu’Il est plus facile d’acheter des actifs existants que d’investir sur des actifs en voie de construction, et donc on peut comprendre que les institutions financières gorgées de liquidités se tournent de plus en plus vers la finance et moins vers l’industrie. Et de ce point de vue, utiliser la surliquidité des banques en achetant des actions ou obligations d’entreprises industrielles ne signifie pas nécessairement un investissement réel mais simple pari. Cela concerne notamment le financement des start-up de la tech. Cela signifie que la surliquidité résultant d’un déficit public monétisé par la banque centrale doit logiquement cohabiter avec une bonne tenue des cours boursiers. C’est bien ce que nous constatons concrètement. Avec parfois l’étonnement –proprement inattendu- des économistes : pourquoi de telles performances sur les marchés alors que la croissance économique réelle reste si modeste ?

Résultats

1 - Un patrimoine inarticulé à la richesse : Parmi les produits financiers qui se développent le plus vite nous trouvons les actifs immobiliers figurant sous la forme d’actions ou d’obligations. Ainsi le capitalisme de la gestion d’actifs immobiliers a vu ses encours doubler depuis 2008. Il représente aujourd’hui, à l’échelle mondiale, près de 11000 milliards d’euros. S’agissant de la seule France, la surliquidité bancaire s’est aussi largement orientée vers la finance immobilière avec un encours de gestion de 365 milliards d’euros, soit une hausse de 80% sur une dizaine d’années pourtant marquées par une faible croissance économique globale. L’oligopole financier correspondant détiendrait ainsi plus de 30% du patrimoine immobilier d’entreprise et 50% de celui de Paris.

Pour autant, il ne s’agit probablement pas d’une rente injustifiée puisque que nous sommes, dans ce cas de figure, dans un investissement de l’économie réelle. Simplement, la surliquidité favorise la financiarisation et une élévation des cours du patrimoine correspondant. La surliquidité ne débouche pas sur de la richesse matérielle supplémentaire mais plus probablement sur un effet de creusement des inégalités : La surliquidité se trouve davantage sur les comptes bancaires d’agents fortunés ou aisés et cette surliquidité crée une hausse de prix d’une masse de richesses restées inchangées.

Au total le premier effet de l’ouverture du robinet monétaire de la banque centrale, faisant suite à l’augmentation d’un déficit budgétaire, est de constater un effet prix qui n’est pas la conséquence d’une augmentation de la richesse.

2 - L’aventureuse couverture des risques : Mais, le véritable problème de la financiarisation facilitée par la politique de monétisation d’un déficit budgétaire se situe plus particulièrement au niveau de la spéculation concernant la couverture des risques. A ce niveau, on constate empiriquement que les risques de taux de change ou de taux d’intérêt, voire plus encore aujourd’hui de prix de tous les intrants sont un vrai problème pour l’économie réelle. Que l’on soit producteur, exportateur, importateur, investisseur, voire simple ménage, les modifications de taux ou de prix[JW1]   - souvent peu prévisibles - sont un risque majeur pour les acteurs du jeu économique. Depuis très longtemps et bien avant la monétisation des dettes publiques, la finance était traditionnellement une industrie assurantielle contre ce type de risques. Bien évidemment, l’ouverture du robinet de monnaie banque centrale élargit considérablement la puissance de l’industrie financière. La monnaie centrale, au terme d’un périple initié par la dette lancée par les autorités publiques, devient la matière première essentielle au développement de son activité.

Rappelons en effet le schéma : nouveau déficit -> achat de dette par les banques -> rachat de la dette par la banque centrale-> surliquidité bancaire (la nouvelle dépense publique se trouve sur des comptes bancaires) -> financiarisation accrue -> spéculation généralisée.

 Retenons toutefois que la couverture des risques n’est qu’un pari qui ne fait jamais disparaître le risque lui-même.  Ce qui signifie que l’achat d’une protection n’est que le transfert d’un risque. Prenons une situation concrète pour mieux comprendre. Par contrat avec une banque, je me couvre contre par exemple une modification de taux de change, mais la banque qui accepte cette opération doit elle -même se couvrir contre le risque qu’elle prend en acceptant un tel contrat… d’où une chaîne sans fin qui explique le gigantisme financier. D’où un effet considérablement multiplicateur du robinet de monnaie centrale sur des marchés qui deviennent démesurés : 7000 milliards de dollars au quotidien sur le seul marché des changes, près de 1000 milliards de dollars au quotidien pour le seul marché de la dette publique américaine, 250 milliards de dollars au quotidien, pour les seules transactions financières sur le seul pétole brut, etc.  Des chiffres qui dépassent, au quotidien, de plusieurs dizaines de fois le total du PIB planétaire… Tout cela au nom de la couverture des risques…induits par l’activité économique de base. Finalement, toute une activité complètement irréelle qui mobilise des dizaines de millions de cadres et spécialistes très compétents à l’échelle de la planète. Les économistes devraient à ce niveau tenter de réfléchir sur le coût d’opportunité de ce marché du risque. Ainsi la valeur gagnée par les acteurs de la couverture est-elle réellement supérieure à la valeur perdue dans une économie réelle qui serait dépourvue de ces instruments de couverture ?  

Nous ne répondrons pas à cette question. Par contre, nous nous contenterons d’en poser une autre en tentant de comparer les actuelles institutions de la dette publique avec celles que nous avons si souvent évoquées[4]. Pourquoi les Etats doivent-ils être des interdits bancaires alors qu’ils pourraient, sous contrôle démocratique, retrouver leur pleine souveraineté sur la monnaie et donner des ordres correspondants à des banques centrales censées devenir raisonnablement obéissantes ? Pourquoi s’endetter en s’interdisant de créer de la monnaie et   en confiant la clé de cette création à une banque centrale dite indépendante ? Une institution qui sera incapable de faire en sorte que la-dite création se déploie dans l’économie réelle et se contentera de rester simple spectatrice d’un tsunami financier porteur d’inégalités croissantes entre les acteurs du jeu économique. Oui, l’économie va mal, oui l’économie réelle se trouve de plus en plus incapable de payer la dette…mais la finance se porte très bien. Simple corrélation ou lien causal ? Au lecteur de découvrir. Peut-être en tentant d’aller au-delà des très nombreux   bavardages actuels   impulsés par l’état des finances publiques de tout l’Occident.

                                                                                                       Jean - Claude Werrebrouck le 21/02/2024.


[1] Voir notamment : http://www.lacrisedesannees2010.com/article-la-finance-n-est-pas-le-casino-quoique-59764126.html

[2] Le ministre des finances annonce le 18 février une réduction de la croissance pour 2024 (passage de 1,4 à 1% de croissance). Il s’agir encore d’un scénario optimiste qui toutefois entraîne une baisse de 10 milliards d’euros des dépenses programmées.

[3] 904 milliards de dollars chaque jour du mois de janvier 2024 selon la Sifma (Securities industry and financial Markets)


 [JW1]

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18 février 2024 7 18 /02 /février /2024 06:21

Il y a maintenant plus d’un demi-siècle que le législatif promulgue chaque année un budget déficitaire  avec une régularité ne souffrant aucune exception. Et ce, avec une main de plus en plus lourde puisque le trend du déficit est lui-même fortement croissant… le seuil des 3% étant oublié depuis longtemps…. Au-delà nous vivons une période dans laquelle nombre de politiques considèrent que ce n’est pas suffisant et que la croissance est restée souffreteuse en raison de déficits trop légers , donc des déficits qu’il aurait fallu creuser.

1 - Ces déficits sont bien une croissance achetée et il suffit de réfléchir à notre présente situation si le législateur devait renoncer à ce qu’il vient de voter (144 Milliards d’euros de déficit pour l’année 2024). En effet, point n’est besoin d’être économiste pour voir qu’un tel changement de cap serait aussi 144 milliards de réduction de la dépense publique, donc une diminution pour un montant équivalent de la demande globale avec ses conséquences : moins d’enseignants, moins de personnel médical, moins de militaires, moins de dépenses d’infrastructures, mois d’investissements publics, moins de dépenses d’armement, moins de subventions et dépenses au profit des entreprises ou au profit de l’environnement, etc. Le tout avec des effets multiplicateurs considérables. De quoi effectivement ne pas préparer l’avenir, en particulier celui des générations futures pourtant si souvent évoquées pour vilipender le déficit. Pour 2024, il faut donc un déficit prévisionnel de 144 milliards d’euros… pour espérer une « petite croissance » de seulement 1,4%... ce que prévoit la loi de finance. Et prévision qu’il faudra revoir à la baisse jusqu’à probablement moins de O,7%. Sans cette gigantesque dépense publique (490 milliards d’euros) contre moins de 350 milliards de recettes, la décroissance voire l’effondrement serait au rendez-vous. De quoi faire réfléchir les prétendus économistes qui ne parlent que de la dette publique comme la mère de tous nos maux.

2 - Si l’on veut être encore plus précis dans le raisonnement, diminuer drastiquement le déficit public sans « casse » supposerait que le secteur privé prenne le relai de la dépense publique en diminuant au moins d’un même montant son excédent. La comptabilité nationale nous apprend que  la somme algébrique des soldes publics et privés (ménages, entreprises, extérieur) est nulle. Cela signifie que la diminution du solde négatif de l’Etat devrait correspondre à la diminution du solde positif du secteur privé, par exemple que les entreprises investissent davantage et surtout exportent davantage, mais aussi que les ménages consomment davantage de produits nationaux en réduisant ceux issus de l’importation, mais enfin que ces mêmes ménages épargnent moins. Une opération extraordinairement difficile à mener…surtout avec un taux de change inadapté à la situation française.

Au total, aujourd’hui réduire le déficit constitue effectivement une diminution de la demande globale et donc le cheminement  vers une situation sécessionniste. Le déficit ne permet pas d’acheter de la croissance, mais sa réduction est -dans la présente situation- y renoncer gravement. Toujours en restant dans la rigueur de la comptabilité nationale, le lecteur avisé voit que la baisse du déficit serait davantage praticable avec l’aide d’une puissante dévaluation permettant cette fois d’augmenter la demande privée : moins de solde excédentaire de ce côté contre moins de solde déficitaire côté public.

3 -  Ces déficits sont aussi de la rente achetée par des spécialistes en valeurs du Trésor (SVT) lesquels sont 15 banques ou institutions équivalentes ayant le souci de construire des marges à partir de la monnaie qu’elles créent gratuitement. Une partie des bons du Trésor se trouve absorbée par l’industrie financière grande consommatrice de bons  en qualité de matière première de produits financiers, ou au titre de la collatéralisation. Le surplus de bons achetés par les SVT est, lui, revendu à la BCE et rétablit ainsi leur bonne liquidité. Plus la dette est importante et plus l’industrie financière voit sa part de marché augmenter dans le PIB. Il n’y a aucune raison de penser que les SVT sont des porteurs d’un quelconque intérêt public : ils sont présents à chaque émission de dette tout simplement parce qu’il en va de leur intérêt. La dette publique est ainsi un énorme subventionnement de la finance. De quoi possiblement secourir une économie qui s’évanouit par une finance en voie d’épanouissement.

4 -  Ce demi-siècle de déficit est ainsi bizarrement corrélé avec une faible croissance et un fort développement de la finance. Plus curieusement encore, il est précédé d’une longue période de marginalisation de la finance et d’une très forte croissance sans déficit. Entre 1950 et 1970 la croissance moyenne est de 5% l’an alors que les soldes budgétaires sont toujours positifs (entre O,1 et 1,6%). Nous étions dans une situation strictement inverse de ce que l’on connait aujourd’hui, la croissance ne fonctionnait pas à l’abri d’une dette qui n’existait pas. Mieux la demande globale était freinée par des excédents budgétaires, certes modestes, mais réels. De quoi en principe freiner la croissance.

 5 - Si l’on examine plus en détails les choses, on se rend compte que la relative absence d’endettement signifiait aussi un décollage difficile pour la finance : pas de matière première et pas de collatéral, donc difficile mise ne route des activités spéculatives. Et difficultés accrues par un marché lui-même étroit : le taux de change n’était pas un prix de marché et la spéculation était limitée par une maîtrise/contrôle des prix sur les matières premières. Cette difficulté des activités rentières était aussi entretenue par les rapports entre Trésor et banque de France. Nous ne disposons pas de suffisamment d’informations pour détailler les volumes d’achats de bons du Trésor par la banque centrale et surtout sur la comptabilisation précise de ce que l’on appelait « les avances permanentes à l’Etat sans intérêts ». Issues d’une initiative très ancienne ( convention du 10 juin 1857 entre le Trésor et la banque de France) et initiative justifiée selon le texte lui-même « en réciprocité des avantages qui résultent pour la banque de ce qu’elle reçoit en compte courant les encaisses disponibles du Trésor » elles vont fonctionner jusqu’à leur interdiction par la loi du 3 janvier 1973. Sans que l’on puisse donner de chiffres précis, il est clair que ce type de financement correspond sans le dire à celui de la MMT (Modern Monetary Theory) qui fait que la création monétaire, dans ce type de paradigme, relève au moins partiellement de l’Etat lui-même. Et il est vrai que l’on ne sait pas si, dans le solde primaire que nous présente l’INSEE pour les comptes des années 1950 et 1960, il n’y a pas en recettes et en dépenses les mouvements entre Trésor et banque de France. De quoi comprendre des chiffres qui nous paraissent aujourd’hui ridicules et chiffres qui ne correspondaient probablement qu’aux « planchers de bons du Trésor » (les banques étaient tenues d’acheter des bons à hauteur d’un pourcentage de leur liquidité) et aux maigres achats par les particuliers dans les bureaux de postes. A l’époque la dette trop faible est incapable de « manger » le solde primaire et il reste un excédent. Ainsi dans les années 60, le solde primaire est en moyenne de 6,5% du total des recettes, tandis que les intérêts de la dette ne représentent que 2,9% de ces mêmes recettes, ce qui laisse un excèdent final de 3,4%. Ainsi dans les années 70 le solde primaire est en moyenne de 2,2% du total des recettes, tandis que les intérêts de la dette se montent à 2% de ces mêmes recettes, ce qui laisse encore un solde final de 0,2%.

6 - Les années suivantes seront celles de la rupture et vont nous mener jusqu’à le présente situation. La première rupture est bien sûr la fin relative de la croissance économique. La fin du fordisme et l’évaporation du tissu productif vers l’ex tiers-monde entraine des chutes vertigineuses de croissance : 2,5% dans les années 80, puis 2% dans les années 90, puis 1,5% dans les années 2000 et 2010, probablement moins encore aujourd’hui, le tout s’expliquant aussi par un effondrement de la productivité. Contrairement à ce qui est en général invoqué, il n’y a pas de véritable laxisme budgétaire et la situation reste sous contrôle.  Ainsi le plus longtemps possible le solde primaire va, comme dans les années 50 et 60, rester excédentaire et ce n’est qu’avec les grandes crises qu’il deviendra déficitaire : -10,5% du total des recettes en 2009, -9% en 2010, etc. En contrepartie les intérêts de la dette explosent malgré les premiers quantitative easing, ce qui va laisser des soldes finaux de plus en plus douloureux (- 15% du total des recettes en 2009 , - 14,3 en 2010, etc.). 

Bien sûr, l’effondrement des soldes s’accompagnent de masses budgétaires croissantes, d’où l’accusation d’un poids de l’Etat et de ses administrations trop élevé. Accusation qui mériterait une démonstration rigoureuse : Est-ce l’Etat qui fait disparaître le fordisme classique et l’expulsion des usines, où est-ce la mondialisation qui fait de l’Etat un réparateur d’un modèle social incompatible avec la mondialisation ? (Poids devenu gigantesque des dépenses sociales). Quoi qu’il en soit l’effet boule de neige s’enclenche ce qui est très visible au niveau du seul Etat et de son Agence France Trésor chargée de l’oxygéner. Ainsi la crise financière 2008/2009 fait décoller le déficit exprimé en pourcentage des recettes : 58% pour 2009 et encore 54% en 2010. Après une lente diminution les taux vont remonter avec la crise sanitaire : 44% en 2021  36% en 2022 et encore 49% en 2023. Pour l’année 2024 le solde prévu serait encore de 41%. Bien évidemment, le poids du roulement de la dette ne peut qu’augmenter : 50% des adjudications de France Trésor cette année serviront au seul roulement. A lui seul, le roulement de la dette pour 2024 (la vente de nouveaux bons pour rembourser les anciens arrivés à échéance) va représenter 42% du total des recettes de l’Etat.  l’appel de fonds 2024 de France Trésor aux SVT représentera quant à lui 82% du total des ressources de l’Etat. Tout aussi évident est le poids de la hausse des taux et 1% de hausse se matérialise aujourd’hui par 17 milliards d’euros supplémentaires au titre de la charge de la dette.

7 -  Que conclure ?

Jadis la croissance très forte bloquait tout risque de déficit budgétaire. Cette croissance très forte était engendrée par des gains de productivité très importants se partageant en hausse des profits, en hausse des salaires et en hausse de la masse fiscale captée par l’Etat. Le tout se déroulant sur un territoire relativement homogène. Cette croissance engendrait des institutions, celles du fordisme classique, qui, elles-mêmes, assuraient un encadrement relativement sécurisant à des acteurs/citoyens. D’une certaine façon, l’Etat providence s’édifiait dans les interstices de ce cadre très structurant. Il en découlait très logiquement que les dépenses sociales appelées à devenir gigantesques à partir des années 70/80 pouvaient être très largement contenues, ce qui confortait l’équilibre budgétaire stable de l’époque.

L’expulsion au moins partielle des activités productives vers le reste du monde (une grande partie de l’industrie, mais aussi l’agriculture et maintenant les services) déstructure et désencadre le territoire.

Bien évidemment, la croissance s’effondre puisque l’économie réelle s’évapore et se trouve remplacée par de plus en plus d’activités improductives (les entrepôts  Amazon remplacent les usines) et de plus en plus d’activités de contrôle ou de régulation mais surtout sociales tentent de réparer ce qui est progressivement détruit. En retour, le développement d’une économie de l’assistance favorise l’immigration. Moins de croissance mais aussi beaucoup plus de dépenses publiques cessant d’être nourries par la fiscalité. Le développement d’une économie de la normalisation ( contrôle/régulation) cache mal une perte progressive de toute forme d’encadrement des individus sous l’impulsion de droits de l’homme devenus illimités. Les liens sociaux classiques se  transforment en violence, une réalité dont la gestion augmente les coûts de fonctionnement de la société, et alimente la dette publique. Exporter l’économie réelle c’est faire disparaître l’encadrement général de la population   et en retour importer de la violence.

Cette même expulsion de l’économie réelle laisse la place à une finance, elle,  très irréelle. L’industrie de la finance devient elle aussi une économie de l’assistance budgétairement coûteuse. Les déficits deviennent la contrepartie d’une création monétaire par le seul filtre bancaire. La dette correspondante reste dette et il faut  assurer le remboursement du capital et l’intérêt….dans un contexte de croissance disparue. Il n’y aura pas de rétablissement du pays sans mise en extinction de la finance irréelle.

8 - Que faire ?

- Il faut évidemment mettre un terme au financement de la dette publique par les banques et restaurer la création monétaire par l’Etat lui-même. Avant de devenir « théorie » la MMT était simple pratique et ce depuis la naissance des Etats. Il faut y revenir de façon urgente et travailler les conditions et modes de réalisation de cette pratique. Elle est la condition nécessaire de la mise à l’écart d’un subventionnement permanent de l’industrie financière.

- Il faut en finir avec l’expulsion de l’économie réelle et la réimporter dans les territoires, ce qui suppose un énorme travail au niveau international.  L’OMC doit être radicalement transformée. Il ne s’agit plus de promouvoir le libre échange mais de construire les outils permettant à chaque Etat  d’édifier de façon collaborative et de respecter le principe universel de l’équilibre des balances extérieures. Nouvel universalisme se substituant à celui du seul marché. Retour à Keynes mais bien plus encore à Emmanuel Kant avec son internationalisme universliste. 

Deux thèmes qui n’en font qu’un et devraient mobiliser le personnel politique. Il n’y a pourtant aucune chance que ce très vaste et nécessaire chantier soit à l’ordre du jour dans les prochaines joutes électorales.

 

 

 

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  • : Analyse de la crise économique, financière, politique et sociale par le dépassement des paradigmes traditionnels
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