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17 août 2020 1 17 /08 /août /2020 08:46

Naguère, on parlait d’accumulation extensive ou intensive pour désigner, dans un cas, l’absence relative de gains de productivité et dans l’autre, son abondance. La cohérence entre offre globale et demande globale ne posait guère de problème aux personnels politico-administratifs chargés d’une mission de politique macroéconomique. En particulier, le régime des trente glorieuses assurait avec relative finesse, l’adaptation entre offre très rapidement croissante et demande : hausse des rémunérations directes et indirectes, équipements sanitaires, culturels, sociaux, infrastructures, etc.

 Progressivement, avec le temps, les bases nationales d’un engendrement continu de gains de productivité se feront trop étroites, d’où la période  de mondialisation qui s’ouvre dans les années 80. La nouvelle accumulation n’entre pas en rupture avec l’accumulation intensive et ne fera que dissoudre progressivement les outils de la cohérence au profit de l’inéluctabilité de la dette. La croissance nécessaire de la dette fut aussi permise par celle de la financiarisation et le développement d’un capitalisme spéculatif. L’expression de « régime d’accumulation par la dette », peu usitée, caractérise assez bien le monde jusqu’à l’apparition totalement imprévue des actuels risques sanitaires. La présente gestion de la pandémie aggrave considérablement les excès de ce régime. Et cette aggravation nous fait possiblement arriver sur un continent nouveau, un mystérieux régime d’accumulation ne reposant que sur la monétisation.

Explication :

La mondialisation n’allait plus permettre un contrôle de cohérences jusqu’alors évidentes : le salarié ne consomme plus les produits industriels, dont il était classiquement le producteur, il cesse d’être un classique débouché pour n’être qu’un coût en concurrence avec d’autres. Progressivement, les statuts sociaux de consommateur, de producteur, de salarié et de citoyen perdent leur congruence, et l’Etat-Nation comme ciment intégrateur est en perte de puissance. L’Etat traditionnellement producteur d’homogénéités voit sa fonctionnalité historique contestée. Les chaines de la valeur ne sont plus visibles dans un « Tableau des Echanges Interindustriels ». Ces dernières, mondialisées et peu lisibles  sont sans cesse optimisées en fonction des coûts du travail, de la recherche de rendements d’échelle, d’avantages réglementaires ou fiscaux, d’effets de grappe ou de pôle, d’externalisations positives les plus diverses. Etc.

Globalement, les tendances à l’illimitation de l’offre ne font que croître, mais la concurrence salariale planétaire crée un décalage entre offre mondiale et demande mondiale : c’est bien par la gigantesque dette américaine que les Chinois vont pourvoir commercialiser ce qu’ils vont commencer à produire ; c’est bien par la dette que l’Etat-providence français pourra  maintenir la demande globale alors que les outils de la redistribution ne sont plus alimentés faute de producteurs disparus. Nombre d’Etats vont à degrés divers entrer dans un tel processus et globalement les dettes publiques et privées vont devenir les outils compensateurs d’un déficit planétaire de demande globale. Alors que durant les trente glorieuses les outils de redistribution assuraient le fonctionnement de l’illimitation économique, ils deviennent progressivement des outils inadaptés, notamment pour les pays les moins bien placés sur l’échiquier de l’efficacité productive. C’est dire aussi que l’archipel de la dette devient de plus en plus inégal, avec des montants abyssaux ici et des montants contrôlés là.

Ainsi s’est mis progressivement en place un régime d’accumulation par la dette. On ne parlait guère de dette durant la période fordiste. Bien sûr il y avait création monétaire et émission de dette, mais une dette toujours remboursable par une création de richesse reposant sur une accumulation de capital productif. L’endettement se met progressivement en place avec la mondialisation.

Il convient ici de préciser davantage en quoi le développement de la finance fut le fantastique outil autorisant le nouveau régime. Les années 70/80 font émerger une foule d’événements dont chacun deviendra le fertilisant d’une finance jusqu’alors réputée réprimée :  taux de change devenant de simples prix aux larges fluctuations alors qu’ils étaient des contrats intangibles entre Etats, fin de la fixité des prix des grandes matières premières , notamment le pétrole, et naissance du marché des pétro-dollars, loi ERISA qui fait naitre les fonds de pension et la transformation des rapports de pouvoirs dans les entreprises, principe de libre circulation du capital, dépendance croissante des entreprises au regard de la finance par la généralisation du principe de la « fair-value », fin du « Glass Steagall Act » et libéralisation croissante de la réglementation financière à l’échelle planétaire. La liste est incroyablement longue de ces évènements dont on voit les fortes corrélations. On aurait pourtant tort de voir dans ces multiples évènements des décisions organisées par quelques marionnettistes. L’humanité dans ses composantes voit toujours par le biais de ses entrepreneurs politiques prendre des décisions dont on ignore en grande partie la portée. Ainsi Gérald Ford, entrepreneur politique non élu, ignorait très probablement que le « petite loi ERISA » devant solutionner le problème de l’épargne salariale dans les grandes entreprises, allait connaitre un effet « aile de papillon ». Gérald Ford à autorisé, probablement sans le savoir, et donc sans le vouloir, le fantastique développement des actuels monstres financiers, (Caryle,Blackstone,Blackrock,etc). Il en est de même pour nombre de cette foule d’évènements dont les effets « ailes de papillon » ont abouti à la colossale hypertrophie financière d’aujourd’hui. Il n’existe donc probablement pas de « complot », idée trop souvent mise en avant dans une certaine littérature.

C’est le gonflement vertigineux de la finance qui va faciliter la grande transformation avec apparition de zones surendettées nourrissant des zones de plus en plus excédentaires. Nous avons bien sûr en tête l’Europe du sud avec un système financier mondialisé facilitant dangereusement dettes publiques et privées, participant de fait à l’étouffement des productions locales moins performantes, au profit d’exportateurs du nord qui ont quelque peine à concevoir que leurs exportations reposent sur une accumulation malsaine. Chacun reconnaitra ici, par exemple, les rapports Allemagne/Grèce dans la précédente décennie.

Parce que la dette est censée être remboursée, elle devient progressivement source d’inquiétude et de développements spéculatifs nourris par la financiarisation : comment allons -nous financer nos retraites ? A-t-on le droit de laisser la charge de la dette aux générations futures ? etc. Et quand la passion de la mondialisation va jusqu’à introduire une monnaie unique dans un espace complètement ouvert, l’inquiétude se fait autour d’Etats particulièrement endettés. D’où des politiques restrictives ici, et de formidables expansions là. De ce point de vue, l’architecture monétaire de l’Europe réduit considérablement la puissance de son régime d’accumulation par la dette. Les chiffres en témoignent :4,9% de croissance entre le premier trimestre 2008 et le premier trimestre 2020 en Zone Euro, contre 21,1% aux USA. Alors que l’Euro ne peut se maintenir que par une relative répression sur la dette du sud (soldes publics et soldes TARGET), et donc sur une limitation de la croissance, le Dollar US reste encore à l’abri et des montants astronomiques de nouvelles dettes publiques (émission de 128 milliards de dollars de dette nouvelle par le Trésor sur la seule seconde semaine d’août 2020) peuvent dynamiser la demande et donc la croissance.

Bien évidemment, nous sentons les limites d’un tel régime où progressivement il y a prise de conscience que le remboursement est, désormais définitivement hors de portée. Il n’est désormais plus possible d’associer endettement à contrainte de remboursement. La dette devient ainsi progressivement émise en dehors de toute contrainte. Et cette prise de conscience devient évidente avec la pandémie. Cette dernière globalement gérée par un arrêt partiel  des activités économiques avec maintien  des revenus distribués, voire des aides nouvelles, ne fait qu’entrainer un accroissement colossal des dettes déjà présentes. Et une substitution entre dettes issues de l’architecture de la mondialisation et dettes issues de la pandémie est évidemment impossible. La structuration planétaire de la dette issue de la structuration des systèmes productifs mondialisées reste gelée et personne n’est aujourd’hui capable d’imaginer clairement les mouvements des chaines de la valeur. La gestion de la pandémie a donc bien pour effet un ajout colossal de dette sans restructuration visible de l’ancienne.

C’est la raison pour laquelle l’idéologie du remboursement s’est considérablement éloignée, d’où cette curieuse impression d’un changement des propos gouvernementaux : traditionnellement inquiets ils donnent aujourd’hui l’impression d’une illimitation des ressources qui pourtant n’existent que dans le gonflement illimité du bilan des banques centrales. Gonflement continu et illimité qui est la marque de la monétisation.

La relance très difficile, en raison de l’illisibilité du monde, ne sera pas keynésienne et se bornera à une tentative d’accumulation par simple monétisation. A ce titre, le pouvoir se déplace complètement du côté d’un outil possiblement conseillé, voire davantage, par les géants de la finance, et outil apparaissant faussement comme oligopole coordonné fait de quelques grosses banques centrales auxquelles viennent se rattacher la plupart des autres dans le cadre de « swaps » sécurisants. Clairement, la présidence apparente de cet oligopole reste la FED. Hélas, les contenus très techniques des prochains débats de Jackson Hole (rencontre des banquiers centraux) ne permettront probablement pas de décrypter  toute l’ampleur du déplacement des pouvoirs mondiaux.

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12 avril 2020 7 12 /04 /avril /2020 07:59

 

Inutile de rappeler des chiffres colossaux qui ne cessent de s'accroître de jour en jour. Sans transformation majeure, le service des dettes publiques, même à taux zéro va prendre un envol ne permettant probablement plus d’y faire face.

Les emprunts assurés par l’Agence France Trésor avaient pu diminuer à la fin des années 2010 et se trouvaient sous la barre des 200 milliards d’euros, soit environ 80% des recettes fiscales du Trésor central. Le budget 2020 dans sa première version correspondait déjà à un important dérapage puisqu’avec un déficit prévisionnel de 93,1 milliards d’euros, les besoins de financement passaient à 226 milliards. La version rectifiée du Budget, suite aux premières mesures correspondant à la crise sanitaire (loi de finances du 23-03-2020), élève le déficit prévisionnel à 109 milliards et les besoins de financement à 246,1 milliards. Le service de la dette augmente donc de plus de 25% en moins de 2 années, ce qui promet un beau regain d’activité à l’équipe de l’Agence France Trésor….

Cette hausse va, sans doute pour la première fois dans l’histoire, permettre des dépenses publiques venant très majoritairement de crédits bancaires, et en première ligne les 16 banques, dites « Spécialistes en Valeurs du Trésor [1]», sélectionnées par l’Agence France Trésor. En effet ces besoins de crédits bancaires sont à comparer aux recettes nettes du budget  initial 2020 ( 250,7 milliards restants après transferts aux collectivités territoriales, 41,2 milliards et la contribution de la France à l’Union Européenne, 21,5 milliards),mais des recettes qui seront réévaluées à la lumière du tarissement des ressources fiscales à venir. En effet, selon des calculs déduits des données de l’INSEE[2], les recettes fiscales calculées sur la base d’un confinement de seulement 6 semaines diminueraient de 81,1 milliards d’euros, soit le tiers des recettes nettes initialement prévues…ce qui porterait les besoins de financement à 327,1 milliards d’euros… Ajoutons que la décision du 9 avril dernier d’engager 100 milliards supplémentaires, porterait alors l’objectif de l’Agence France Trésor à 427,1 milliards d’Euros.

Compte tenu du tarissement estimé de la masse fiscale, cela signifie que pour l’année 2020, les dépenses du Trésor seraient composées à plus de 70% …par du crédit bancaire (427/ 170)…Du jamais vu. Faut-il ajouter que ces crédits bancaires sont largement du crédit à la consommation puisque les dépenses correspondantes sont largement des dépenses dites courantes et en particulier des dépenses sociales ? De quoi se poser une autre question : quel peut-être, dans de telles conditions,  l’avenir de ce qu’on appelle la marché de la dette publique ?

Posons- nous en effet, de façon brutale, la question de  ce qui se passerait si l’on supprimait le dit marché, en allant plus loin encore que ce que vient de décider la Banque centrale anglaise (BOE) laquelle va acheter directement des titres du Trésor britannique.

 Imaginons par exemple l’annulation autoritaire de la dette publique française. Quelles en seraient les conséquences ?

En mettant entre parenthèse la question éminemment centrale de l’euro, l’annulation mettrait immédiatement en grande difficulté, au-delà des « grossistes » de la dette, les 16 banques SVT, des milliers d’acheteurs de la « matière première  dette publique ». Parmi ces deniers on trouve des banques dont des banques centrales, des établissements de crédit, des compagnies d’assurances, des fonds souverains, des Organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM) dont les SICAV (Sociétés d’investissement à capital variable et les FCP (Fonds communs de placement), d’autres gestionnaires d’actifs comme des fonds de pension, etc. L’ensemble se trouvant réparti, selon les chiffres fournis par le bulletin mensuel de l’AFP, entre résidents (46,4%) et non- résidents ( 53,6). Vu l’ampleur du montant de la dette négociable du Trésor ( 1848 464 705 105 euros au 28 février 2020) et surtout l’effet de contagion interbilantaire, c’est l’ensemble du système financier planétaire qui s’effondrerait comme un château de cartes : d’abord une illiquidité radicale de beaucoup de produits financiers (tous ceux contenant de la dette publique française), ensuite une insolvabilité complète des institutions porteuses de tels produits contaminés. La fin de l’histoire étant une crise économique planétaire majeure.

 On conçoit dans ces conditions, que la solution face à une telle décision, serait l’effacement sur des milliers de  bilans du dommage provoqué par substitution de monnaie centrale, à l’euro près, à la dette publique devenue de nulle valeur . La chose est simple dans son principe : la  ou les banques centrales, créditent un compte à l’actif de chaque institution d’un montant égal à l’actif détruit et rien ne change au regard des exigences de passif. Tous les bilans sont nettoyés avec cette forte impression de préférence pour la liquidité…

Du point de vue de l’Etat qui prend une telle décision, le soulagement est immense et il n’a plus à amortir par une opération de crédit bancaire ses dépenses, y compris la charge en intérêts, au titre du service de sa dette. Et cet Etat pourrait être remercié par l’ensemble du système financier qui, ainsi allégé, pourrait se lancer vers de nouveaux investissements. Comprenons en effet que les dépenses publiques se poursuivant, les dépôts bancaires continueraient d’être alimentés,  venant ainsi nourrir le multiplicateur du crédit. Le soi-disant effet d’éviction cher aux économistes serait ainsi confortablement contourné.

Ce scénario est bien évidemment un rêve car cela suppose que les banques centrales acceptent, en synchronisation, de jouer le jeu, et un jeu qui pourrait donner lieu à des comportements mimétiques accélérant le tsunami planétaire. On comprend un peu mieux pourquoi l’indépendance des banques centrales est en quelque sorte une garantie contre le risque d’une catastrophe planétaire. Mais beaucoup mieux encore, on comprend que le marché de la dette publique, inutile en soi avec une banque centrale obéissante, est un moyen permettant d’élargir la part de marché de la finance, et de l’asseoir sur des produits réputés sûrs : quel Etat, et donc quels entrepreneurs politiques risqueraient de  prendre  la responsabilité d’utiliser cette bombe atomique qu’est l’annulation autoritaire de la dette publique ? La paix par la dissuasion nucléaire…de quoi comprendre que les bons du Trésor ont une valeur quasi sacrée, une valeur introduisant d’immenses privilèges sur les calculs de ratios imposés par la régulation bancaire.  

La finance ne veut pas être réprimée par la disparition d’un marché de la dette publique qui lui est si utile. Pensons par exemple aux « appels de marge » de plus en plus importants avec la spéculation massive, laquelle utilise si naturellement la matière première "dette publique". Symétriquement elle ne peut non plus en accepter un développement trop important, car  le risque de voir des Trésors, épuisés par des besoins de financement monstrueux, prendre des décisions irréversibles est devenu très grand. Nous avons pris l’exemple de la France, mais pensons aux Trésors de l’Europe du sud dont bien sûr le Trésor italien. C’est la raison pour laquelle ces banques centrales indépendantes garantissant le bon fonctionnement de la finance, s’éloignent quelque peu de leur code de bonne conduite[3]. Elles sont garantes de l’existence d’un marché de la dette publique très largement inutile pour tous les acteurs économiques en dehors de la finance, mais elles doivent en limiter le périmètre en devenant de plus en plus souvent acheteuses, bien sûr sur les marchés secondaires, et bientôt acheteuses directes. Et lorsque l’on devient acheteuse directe, il n’y a plus véritablement marché mais accord…pour limiter la marché. C’est très exactement ce que vient de décider ( co-décider ?[4]) la banque centrale britannique qui vient de se livrer à une innovation peut-être radicale. Nous disons peut-être car les avances au Trésor sont encore remboursables…ce qui n’a rien d’obligatoire[5]. Que le pays symbole de la « finance libérée » prenne une décision répressive, est sans doute un fait historique majeur. Qui ose en parler ?

 

[1]  Les 16 banques sont : BofA Securities Europe SA, Barclays bank, BNP Paribas, Crédit Agricole CIB, Citigroup, Commerzbank, Deutsche Bank, Goldman Sachs, HSB France, JP Morgan, Morgan Stanley, Natixis, NatWest Markets, Nomura, Société GénéraleLa taille et la surface mondiale de ces établissements permettent d’assurer, selon les acteurs de l’AFT, une gestion optimale de la dette publique française (liquidité, sécurité, prix).

[2]  Cf : [RussEurope-en-Exil] Le coût économique de la crise du coronavirus (au 10 avril) par Jacques Sapir

[3] Le Pandemic Emergency Purchase Programme (PEPP) adopté le 6 mars dernier a permis de faire grossir le bilan de la BCE, lequel se montait au 3 avril à 5199 milliards d’euros, soit près de 50% du PIB de la zone. Y a-t-il une limite à la taille du bilan de la BCE ?

[4] Il s’agit effectivement d’une co décision puisqu’elle a fait l’objet d’un communiqué commun le 9 avril dernier. Les avances vont prendre selon le communiqué la forme de droits de tirage à court terme avec « si possible » un remboursement avant la fin de l’année…on s’éloigne beaucoup de la rigueur des contrats sur le marché de la dette publique classique.

[5] Ce qui nous fait penser aux célèbres « avances non remboursables au Trésor » de la Banque de France  sous la quatrième République.

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20 novembre 2018 2 20 /11 /novembre /2018 10:42

 

L’actualité, avec la question italienne, le débat sur la consolidation de l’euro, la fin prochaine du « quantitative easing », le ralentissement de la croissance et bien sûr la préparation des élections européennes, remet sur le devant de la scène l’idée d’une annulation totale ou partielle d’une dette publique dont le volume reste durablement très élevé.

Le présent texte tente de corriger le débat concernant l’impossibilité très matérielle d’une annulation de dette publique détenue à l’actif du bilan de la BCE.

Concrètement , un pays quelconque de la zone euro, ne peut se prévaloir du droit positif et imposer à sa banque centrale nationale, l’annulation de la dette que cette dernière détient à l’actif de son bilan. On peut toutefois imaginer un coup d’Etat instaurant une rupture vis-à-vis de l’ordre bruxellois.

Dans ce cas, les choses sont simples et vont apparaitre comme une modification du patrimoine de la banque centrale et de l’Etat correspondant. Cette situation est a priori celle possiblement rencontrée entre acteurs économiques, par exemple des entreprises d’un même espace lorsque l’endetté fait défaut et que le juge se trouve dans l’impossibilité d’agir réellement sur l’acteur qui ne respecte pas le contrat. Le patrimoine global de l’espace considéré reste inchangé et seule sa répartition est modifiée. A priori les externalités entrainées par ce type de situation - en particulier les modifications de comportement des acteurs - peuvent se compenser.

S’agissant des acteurs Banque Centrale et Trésor, les faits méritent une attention supplémentaire. A priori et cela est généralement oublié dans la littérature, on peut avoir 2 états du monde. Le premier est celui où la banque centrale est juridiquement un élément de patrimoine du Trésor : la Banque appartient au peuple représenté par son Etat. Le second est celui où la banque dispose d’un patrimoine juridiquement distinct de celui du Trésor : la banque est privée ou dispose d’un régime spécifique (institution sui generis) mais, et surtout, se trouve déclarée indépendante du Trésor donc de l’Etat considéré.

Premier cas : La banque centrale est élément du patrimoine du Trésor

Dans le premier cas,  la décision d’annulation de tout ou partie de la dette publique détenue à l’actif de la banque centrale ne modifie en aucune façon le patrimoine de la nation. La dette publique était inscrite à l’actif du bilan de la banque centrale, tandis qu’elle était inscrite au passif du Trésor. L’annulation n’est qu’un jeu d’écriture avec pour issue la détérioration du bilan de la banque centrale (son patrimoine s’est affaibli) et amélioration pour un même montant de celui du trésor (son patrimoine augmente d’un même montant). Comme ce dernier est propriétaire de sa banque centrale, son amélioration de patrimoine est annulée par la diminution de celui de sa banque centrale. Le choix des écritures comptables : « créances non recouvrables », « dettes non remboursables », etc. importe peu puisque le bilan consolidé reste inchangé.

Cette façon très comptable de raisonner est inexacte car la notion de patrimoine n’a guère de sens pour une banque centrale. En se plaçant dans une situation imaginaire, celle où les propriétaires des actifs figurant au passif de la banque centrale, souhaitent être payés, on constate immédiatement qu’aucune panique ne peut se manifester car tout le monde sera remboursé. La Banque centrale de l’Etat est réputée insolvable, mais l’Etat même s’il a, par décret, décidé de l’annulation de sa dette, reste maitre d’un capital social qui ne peut s’évaporer et pourrait, situation étrange certes, décider de transformer son capital appelé en capital non appelé.  Cela signifierait que la banque centrale créditerait le compte du trésor …à partir d’une simple création monétaire. De la même façon, les banques disposant d’un compte à la banque centrale ne  vont pas se précipiter au guichet pour se faire rembourser et l’annulation de la dette publique n’aura aucune conséquence sur la hauteur et le niveau de liquidité des comptes. De la même façon, les titulaires de monnaies ne vont pas exiger le remboursement puisque la monnaie est la forme suprême de la liquidité . Ce que nous mettons ici en évidence est que la logique comptable n’a aucun sens pour une banque centrale. Pour tous les autres acteurs (ménages, entreprises, agents financiers, banques,) toute dégradation d’éléments d’actifs est extrêmement dangereux car la solvabilité est en cause. Pour une banque centrale les choses sont très différentes : sa qualité de prêteur en dernier ressort la place en surplomb par rapport à tous les acteurs.

Finalement, une fois corrigée la myopie comptable, on se rend compte que l’annulation des dettes publiques figurant au bilan d’une banque centrale entièrement détenue par un Etat, ne peut qu’augmenter la puissance créatrice de la collectivité : cette dernière dispose de moyens renforcés.

Existe-t-il d’autres conséquences ?

Pour les épargnants, aucune modification de patrimoine n’est enregistrée puisque la dette publique annulée était composée de titres figurant au bilan de la Banque centrale, donc achetés par cette dernière,  après être sans doute passés par les bilans des banques qui avaient acheté la dette publique sur le marché primaire. Propriétaires indirectement de la dette publique inscrite dans les produits financiers qu’ils ont achetés, ils ne risquent – toutes choses égales par ailleurs- aucun défaut.

Pour les contribuables, la situation n’est pas non plus mauvaise puisqu’une amélioration du bilan de l’Etat qu’ils alimentent par l’impôt ne peut leur être défavorable. Les citoyens sont bien sûr dans la même situation.

Il existe pourtant un risque : c’est celui de l’inflation et de la distribution des patrimoines et revenus résultant de ses effets. Si l’Etat est contrôlé par des entrepreneurs politiques peu scrupuleux, ces derniers peuvent utiliser la dette publique toujours annulable pour se maintenir au pouvoir par le biais d’un couple fiscalité/dépenses publiques avantageux, donc fort populaire : les dépenses publiques sont alimentées par de la dette annulable. Il en résulte un gonflement permanent de la demande au regard de l’offre et donc une élévation continue du niveau général des prix. Cette élévation continue signifie une perte de la valeur externe de la monnaie (dévaluation). Cette perte de valeur est donc aussi une perte de pouvoir d’achat à l’international. En retour, la modification de la valeur externe de la monnaie entraine des effets classiques sur les échanges internationaux. Ce risque d’inflation avec ses conséquences, pourrait être étudié de façon beaucoup plus précise, en étudiant les liens concrets entre base monétaire et inflation et voir à quel type de modèle monétaire le pays se trouve confronté (modèle monnaie de transaction/modèle choix de portefeuille), mais un tel travail ne sera pas abordé dans le présent texte.

Eu égard aux risques susvisés on comprend que, dans le cas d’un bloc patrimonial commun, puisse exister une barrière formelle entre les deux entités. C’était naguère le cas de la France jusqu’en 1973 avec un gouverneur de la Banque de France que l’on disait - en termes purement formels - indépendant du pouvoir alors même qu’il dirigeait un élément du patrimoine du pays et pouvait être réellement un fonctionnaire fort discipliné. Simple question de forme souvent mise en avant de façon bruyante qu’il est intéressant de comparer à l’absence totale d’indépendance, elle aussi mise en avant, pour d’autres dirigeants gestionnaires du patrimoine industriel de l’Etat.

Second cas : Banque centrale et Trésor sont des entités complètement séparées.

Dans le second cas, celui où banque centrale et Trésor sont des unités juridiquement séparées, la banque centrale est privée (FED, Banque centrale italienne avant l’euro, etc.) ou dispose d’un statut d’indépendance radicale (toutes les banques centrales aujourd’hui). On notera le caractère étrange d’une telle situation puisque, dans le même temps,  la matière première « monnaie » incorpore des éléments de puissance publique : elle est définie dans ses qualités par l’Etat, y compris dans la norme juridique la plus élevée c’est-à - dire la Constitution. Très concrètement c’est l’Etat qui lui confère tout ou partie de sa puissance. Fort curieusement la littérature ne questionne jamais cette étrange réalité : comment se fait-il que des banques privées puissent fabriquer des objets aussi régaliens ? Etrangeté institutionnelle remarquée par tous les juristes qui vont utiliser le terme d’institution « sui generis », une catégorie d’un genre spécifique et très inhabituel. Mais revenons à notre propos.

Ici, l’annulation de la dette figurant au bilan de la banque centrale affecte positivement le bilan du Trésor. Certes, il ne bénéficie plus de tout ou partie des profits de la Banque centrale (la clé de répartition est variable selon les pays) mais la dette publique figurant à son passif devient « dette non remboursable ». Cela signifie une hausse de la puissance créatrice de la collectivité. Inversement, le patrimoine de la Banque centrale est affecté : la dette publique fait l’objet d’une admission en « non valeur», ce qui va comptablement signifier une évaporation de son capital social et de ses fonds propres.

Beaucoup d’auteurs, habités par la logique comptable traditionnelle, concluent que la banque centrale subissant un défaut du Trésor serait mise en faillite, de la même façon qu’un défaut de même nature mettrait hors course les banques de second degré. Il est exact qu’une banque commerciale classique est immédiatement exposée au risque de défaut sur titres publics. Les fonds propres étant rapidement évaporés par le défaut, il reste le passif exigible ce qui implique la disparition possible des dites banques. Tel n’est pas le cas d’une banque centrale dont la structure du bilan n’est nullement affectée par le défaut public : elle fait face, à l’euro près, sur la totalité des éléments de son passif : fonds propres, compte du Trésor, comptes des banques commerciales, monnaie en circulation. Et ce maintien résulte de sa qualité de prêteur en dernier ressort : aucun acteur n’est victime des accidents d’actifs d’une banque centrale qu’elle soit indépendante ou non.

Comprendre la grande peur allemande derrière le parapluie comptable.

Cela signifie que le débat allemand sur la légitimité de l’OMT lancé par Monsieur Draghi n’est pas fondé. La BCE peut acheter un montant illimité de titres publics de qualité discutable, sans crainte d’une nécessaire recapitalisation de la banque par les Etats, dont bien sûr l’Etat Allemand qui en est l’actionnaire principal.

Si, par conséquent, on insiste tant et sans aucun fondement sérieux sur l’impossibilité d’une annulation des dettes publiques figurant à l’actif des banques centrales, c’est en raison d’autres craintes allemandes qui, elles, seraient mieux fondées.

Comme les USA après 1945, l’Allemagne est un pays en fort excédent à l’intérieur de la zone euro et ses exportations ne peuvent être payées que si les pays importateurs disposent de ressources suffisantes. Les USA après 1945 n’ont pu assurer la survie de leur énorme industrie qu’en la réformant vers des productions civiles et en trouvant des débouchés extérieurs …inexistants en raison de l’effondrement économique lié à la guerre. La solution fut les transferts au titre de l’aide Marshall. L’Allemagne refuse tout transfert et donc se trouve obligée de constater l’accroissement continue du solde créditeur TARGET 2 figurant à l’actif de la Bundesbank. Les soldes TARGET n’étant pas collatéralisés, cela revient à dire que si les pays du sud de la zone euro ne rééquilibrent pas leurs échanges, le risque est que l’Allemagne ne sera jamais payée. Comme le dit Charles Gave, tout se passera comme si on coulait les bateaux remplis de voitures allemandes dès la sortie des grands ports du pays. On comprend mieux ici la mainmise allemande sur Bruxelles : on ne peut pas s’attaquer directement à la balance commerciale et à la totale liberté de circulation du capital en raison du dogme libre-échangiste, et surtout de l’architecture institutionnelle qui conditionne l’existence même de l’euro. Dans ces conditions, il faut s’attaquer aux budgets nationaux, en exigeant des excédents primaires sécurisants sur les marchés et porteurs d’un rééquilibrage global. Hélas, les excédents allemands ne construisent rien à l’inverse des excédents américains qui ont pu contribuer à la reconstruction du monde…..Mieux , ils détruisent en développant une asymétrie croissante entre pays.

Les allemands ont bien compris le lien existant entre solde budgétaire et solde Target, la dérive de l’un entrainant celle du second. Réalité jusqu’ici peu analysée dans la littérature économique. Par contre, ils comprennent mieux le lien existant entre le quantitative easing et la dérive des soldes TARGET du sud : les banques du sud, en achetant de la dette publique détenue dans des banques du nord, aggravent les soldes TARGET du sud. Pour autant, les allemands devraient savoir que la Bundesbank ne serait nullement affectée par un éventuel défaut du sud car - là encore- nous sommes victimes d’une illusion comptable : une banque centrale reste prêteuse en dernier ressort.

Jusqu’ici les soldes TARGET permettaient de donner l’illusion du paiement… et celui des rémunérations des producteurs de l’industrie allemande. La rupture possible n’affecterait pas le bilan de la Bundesbank…mais les voitures ne pourraient plus être envoyées vers le sud et donc l’industrie allemande serait durement affectée…sans compter l’évaporation de revenus qui ne seraient plus distribués. Derrière les peurs allemandes concernant l’édifice financier de la zone euro, il y a celle d’une gigantesque crise de surproduction qui menace ce pays.

L’euro, contrairement aux apparences, est moins une monnaie et davantage un  ordre politique qu’il faut sans cesse durcir en raison de sa fragilité.

 

 

 

 

 

 


 [J1]

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30 octobre 2018 2 30 /10 /octobre /2018 14:26

On discute souvent du taux de change de l’euro vis-à-vis des autres devises, mais jamais la question des taux ne se trouve posée à l’intérieur de la zone. Ce fait est pourtant facile à comprendre et l’existence même de l’euro interdit tout débat sur le taux de change entre les pays de la zone. Taux adopté lors de la naissance de la zone, il est devenu impossible pour chaque pays de manipuler les prix à l’exportation ou à l’importation , par l’utilisation d’un outil disparu. Désormais, la recherche d’équilibre des échanges extérieurs n’est plus affaire de taux , mais affaire de compétitivité, donc aussi affaire de coûts internes. La monnaie unique fait ainsi passer la construction européenne d’une logique de possible coopération à une logique de concurrence.

Tout ceci est parfaitement connu et il est inutile de rappeler que l’euro va contre l’Europe et qu’il  l’entraine vers une logique destructrice... déjà commencée…. Il est en effet très clair que si en 1999, date de naissance de la zone, les taux entre anciennes monnaies nationales et nouvelle monnaie pouvaient consacrer un certain équilibre des échanges intra-zone, la vie économique et sociale des uns et des autres s’est manifestée par des mouvements de productivité et de prix non convergents. D’où des déséquilibres qu’il a fallu, à partir de la crise grecque combler par des politiques de dévaluations internes, en particulier pour les pays qui n'ont pu suivre les plus avantagés dans le choix initial.

Le FMI s’est intéressé à ces divergences de prix et de productivité, ce qui l’a invité à calculer des écarts et de construire un tableau des ajustements nécessaires….. et pourtant devenus impossibles :

 

Ajustement moyen

Ajustement maximal

Ecart avec l’Allemagne

(normal-Maxi)

Ecart avec la France

(normal-Maxi)

France

+11,0%

+16,0%

26-43%

Italie

+9,0%

+20,0%

24-47%

+2/-4%

Espagne

+7,5%

+15,0%

22,5-42%

+3,5/+1%

Belgique

+7,5%

+15,0%

22,5-42%

+3,5/+1%

Pays-Bas

– 9,0%

-21,0%

6-6%

-20/-37%

Allemagne

-15,0%

-27,0%

-26/-43%

Source : écart des taux de change réels dans le FMI External Sector Report 2017

Voir http://www.imf.org/en/Publications/Policy-Papers/Issues/2017/07/27/2017-external-sector-report

Si on considère la France relativement à l’Allemagne, ce tableau nous indique que le taux de change français vis-à-vis de l’extérieur de la zone est trop élevé (entre 11 et 16%) tandis que le taux de change Allemand vis-à-vis de l’extérieur est trop faible (entre 15 et 27%). Toutefois puisque les échanges à l’intérieur de la zone représentent selon les pays entre 50 et 70% du total des échanges, cela signifie que la France est pénalisée d’un taux de change beaucoup trop élevé vis-à-vis de l’Allemagne (entre  26 et 43%).

Bien évidemment un écart aussi gigantesque ne peut être comblé par des politiques dites de « réformes structurelles » affaissant les rémunérations directes et le poids de l’Etat social (dévaluations internes). Il ne peut non plus être comblé par l’impossible reconnaissance officielle d’un mercantilisme allemand (absence de sanction bruxelloise pour dérive excédentaire de l’Allemagne) et transferts obligatoires vers les pays déficitaires. Il suffit de lire la presse allemande pour se rendre compte de l’extraordinaire consensus autour de cette question ultrasensible : l’Allemagne ne paiera pas.

Existe-il une autre piste permettant de contenir les effets catastrophiques du maintien de l’euro à l’intérieur de la zone ? Le présent papier tente d’apporte une brève réflexion sur les conséquences de la création de barrières douanières.

On observera tout d’abord qu’une telle hypothèse ne devrait concerner que les échanges entre l’Europe du Nord (essentiellement l’Allemagne et les Pays Bas) et l’Europe du sud dans laquelle il faudrait intégrer la France. En effet, le tableau précèdent, dans sa quatrième colonne ne révèle pas de distorsions considérables entre ces pays ( moins de 5%), mais révèle un écart colossal de chacun d’eux vis-à-vis de l’Allemagne et de la Hollande (entre 22 et 47%). Si donc on devait compenser les écarts par des barrières douanières, ces dernières ne pourraient concerner que les rapports des divers pays avec le seul « bloc Allemand ».

Bien évidement la réflexion proposée suppose que l’on ne respecte pas les règles du marché unique, voire de l’OMC. La mise en place de ces barrières suppose donc une sorte de « coup d’Etat » difficile à décrire.

Nous supposerons que les barrières sont d’une hauteur susceptible de combler complètement les écarts estimés par le FMI et que leur produit soit redistribué aux agents résidents. Nous n’aborderons pas non plus la question de l’effet contagion et des représailles possible.

La première conséquence, sans doute la plus lourde, est de briser nombre de chaines de la valeur dont l’optimisation internationale reposait sur l’élimination des coûts de sécurisation des taux de change. Désormais les couts des produits intermédiaires sont plus élevés et se diffusent dans les chaines d’assemblages. L’effet est nul si le produit des taxes est judicieusement réparti sur les victimes, mais cette neutralité est difficile à mettre en pratique. Il n’est pas nul si, avec le temps, les chaines de la valeur se raccourcissent sur la base d’une productivité inchangée voire supérieure.

 Son effet est toutefois long car les investissements substitutifs des importations ne se mettent en place que dans la durée avec un effet retard considérable engendré par la requalification de travailleurs dont le métier a depuis longtemps disparu. Difficultés aujourd’hui mesurables par des élasticités/prix des importations devenues très faibles. Notons aussi que si les investissements substitutifs de produits intermédiaires importés ne permettent pas une productivité accrue sur lesdits produits, ils finiront par établir une chaine de la valeur nouvelle, certes plus nationale mais moins efficiente que l’ancienne plus mondiale. A cela s’ajoutera la disparition progressive des produits sur des droits à l’importation qui ne font plus recette ( la réindustrialisation s’est effectuée), mais qui protègent et donc affaiblissent l’incitation à la recherche de compétitivité. Dans le langage néolibéral les droits sont ainsi un « nudge » inapproprié.

S’agissant des importations de produits finis, la taxe pourra frapper davantage les importations en valeur et moins en volume, si les exportateurs étrangers victimes de la taxe cherchent à ménager leur marché en baissant les prix de vente. Dans ce cas les barrières sont avantageuses et sont sans effet sur les revenus internes s’ils sont redistribués. Elles incitent à des substitutions d’importation, mais là encore le temps sera long. Par ailleurs la protection, là encore, n’est pas une incitation positive à la recherche de combinaisons productives plus efficientes. Elle peut même permettre la survie d’entreprises zombies pérennisant une mauvaise allocation du capital.

En contrepartie il faut reconnaitre que la relocalisation développe de sérieuses externalités positives. Elle fait émerger de nouveaux revenus pour les résidents avec leurs effets multiplicateurs classiques. De quoi diminuer le périmètre des charges d’un Etat social devenu démesuré en raison des effets mécaniques de l’euro sur le tissu social des pays les moins bien placés. Il y a donc lieu de comparer les couts possibles de la relocalisation en termes de productivité des nouvelles chaines de la valeur, avec les gains possibles en termes de réduction du périmètre de l’Etat social. Calcul évidemment très difficile à mener en termes de stricte économicité.

 

Quels sont les effets des barrières sur les mouvements de capitaux ?

Résidents et non-résidents ont intérêt à rechercher la protection offerte par les barrières et chercheront à investir à l’intérieur de la clôture ainsi édifiée. Ils se heurteront toutefois aux limites précédemment évoquées en termes de qualification de la main d’œuvre, et devront accorder une grande confiance à notre hypothèse d’absence de contagion et de représailles. Simultanément ils s’interrogeront sur la diminution des effets d’échelle qui jusqu’ici justifiaient l’allongement mondial des chaines de la valeur, allongement peu contraint par des couts de transports en voie d’effondrement.  Au-delà, les choix méritent un examen attentif de la complexité. Il faut en effet prendre en compte les effets secondaires d’une relocalisation, effets appréciés en termes de nouveaux produits importés. Ainsi on peut imaginer une relocalisation de la fabrication de moteurs pour véhicules assemblées sur le territoire national… ladite fabrication supposant, au moins dans un premier temps, l’importation de nombreux composants taxés….Ainsi les barrières que l’on veut dépasser peuvent connaitre quelques difficultés à disparaitre. Dans ce cas la relocalisation devient très difficile car le volume des importations peut ne pas diminuer tandis que le coût des composants augmente.

La conclusion de notre raisonnement est quelque peu hésitante et rien ne garantit qu’à terme, même en négligeant les possibles représailles, le système productif renationalisé ou souverainisé sera davantage porteur de croissance potentielle venant justifier et récompenser la nouvelle politique économique.

Sur un plan strictement économique qui croire ? Le vieil argument de la théorie des industries dans l’enfance de Fréderic List, argument venant justifier les barrières douanières ? Ou bien l’argument libéral des gains à l’échange, gains dont la maximisation suppose la disparition de toutes les entraves ? Il est clair que le premier est devenu obsolète dans la mesure où l’époque de Fréderic List ne connaissait que fort peu d’industries aux rendement continuellement croissants. Aujourd’hui la nouvelle révolution industrielle passe aussi par l’apprentissage de rendements continuellement croissants…lesquels font des frontières des barrières artificielles et insupportables en ce qu’elles empêchant la maximisation de la croissance potentielle.

Sans répondre à la question, la réflexion sur les droits de douanes permet au moins de conclure qu’il s’agit effectivement, et fort banalement, de barrières à l’échange dont le bénéficiaire n’est pas l’économie- dans toute son abstraction- mais l’environnement auquel il faut ajouter la qualité du lien social. Au plus on limite la gigantesque ronde des marchandises - qui fait que contenant et contenu d’un pot de yaourt franchissent 10000 Km avant consommation- au plus nous économisons le transport correspondant avec les émissions carbonées qui lui sont associées. Simultanément, la limitation de la ronde des marchandises permet aussi la résilience accrue d’une société : quand ce geste banal d’absorption de nourriture en un endroit précis mobilise toute la planète, il est clair que tout déraillement, par exemple d’ordre politique, peut entrainer la famine y compris dans les sociétés réputées riches. Comment les français auraient -ils pu survivre après le cataclysme de juin 1940, si l’agriculture du pays s’était trouvée dans l’architecture mondialisée qu’elle connait aujourd’hui ?

Finalement des barrières tarifaires peuvent servir de béquilles à l’euro, moins dans un but économique et davantage selon une cible politique et sociale. La souveraineté est du point de vue du capitalisme mondialisé et financiarisé une probable limitation à la production de marchandises, donc une véritable répression, mais elle est un bien précieux en ce qu’elle autorise la solidarité et la résilience des sociétés.

De ce point de vue l’inondation de l’économie favorisée par l’euro comme outil majeur du néolibéralisme a largement dissipé la résilience des sociétés et des individus qui les composent. Face à la concurrence généralisée et au non- respect des promesses de la construction européenne, les individus  recherchent une résilience que Bruxelles ne peut apporter. Cette recherche dans un monde qui a perdu ses repères débouche sur une quête bruyante de resocialisation, sur une redécouverte active des peuples et des tribus, sur une redécouverts des cultures, sur une recherche d’identité, sur la fin de l’idéologie de la « fin des religions », sur la quête d’un chef, etc. Ensemble de mouvements disparates et vagabonds que l’on va stupidement taxé de populismes et qu’il faudrait pourtant arrimer dans le seul concept de résilience possible et atteignable, celui de souveraineté.

 

 

 

 

 

 

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29 janvier 2016 5 29 /01 /janvier /2016 11:12

Les conclusions des parties 1 et  2  de notre article montraient que la souveraineté empêchait l'émergence d'une dette incontrôlée et qu'à l'inverse c'était la perte de souverainté qui était porteuse de dette non maitrisable. Plus simplement, ce n'est pas la dette qui fixe les limites de la souverainete, mais la souveraineté qui fixe les limites de la dette.

De ce point de vue les "quantitative easing" entretiennent beaucoup de confusions et  ne permettent pas d'en finir avec la nouvelle loi d'airain de la monnaie.

Les QE classiques: ou le cataplasme sur une jambe de bois.

En première approximation on pourrait penser que les QE sont un contournement astucieux pour anéantir la nouvelle loi d’airain de la monnaie. En effet, l’achat massif de titres publics permet de maintenir les cours de la dette publique et donc les taux. C’est ainsi que certaines émissions de dette souveraine se font aujourd’hui à taux nul voir négatif. Une telle réalité signifie que les créanciers louent de fait un « service de coffre-fort » dans un monde incertain et que les souverains s’approvisionnent -comme au beau milieu du siècle passé-  à prix nul.

Mieux, le QE semble déguiser le « souverain comprador » en lui prêtant les vieux habits de l'antique  souverain créancier détenteur de mines métalliques et « d’ateliers des monnaies ». C’est ainsi que la FED est devenue, depuis la fin de l’année 2008, un gigantesque fonds d’investissements venu grossir de 4000 milliards de dollars le bilan de la Banque centrale et, qu’à ce titre, elle a engrangé au profit du Trésor 536 milliards de dollars…. De quoi, comme au bon vieux temps, nourrir des investissements fédéraux[1]…. Et si cette réalité devait s’épanouir, imaginons avec quelle aisance le parc électronucléaire d’EDF pourrait être reconstitué, alors que cette perspective est aujourd’hui, dans un monde financiarisé, complètement impossible… et pose un énorme problème pour l’avenir[2]…..

La réalité est bien sur  différente. Les QE ne sont que les béquilles d’une dette qui continue de croitre. S’agissant de la BCE les objectifs de lutte contre la déflation et de soutien à la croissance ne sont pas atteints. Il y a même aggravation. Le QE de la BCE ne semble pas non plus développer des effets de richesses sur les cours boursiers et l’immobilier. Le taux de change abaissé par le QE n’a pas non plus – probablement en raison d’une élasticité faible - entrainé un fort développement des exportations

 Par ailleurs l’analyse fine de l’évolution de la masse monétaire et de ses composantes permet de constater plusieurs phénomènes :

- La vitesse de circulation de la monnaie diminue et traduit le peu d’attrait pour la consommation et l’investissement.

- Les réserves excédentaires des banques devenues considérables avec le QE restent très largement de la monnaie centrale malgré la taxation des réserves par la BCE. C’est dire que le QE ne débouche pas sur les investissements recherchés. C’est dire aussi que la création monétaire par les  banques reste – quoiqu’il arrive -  un phénomène endogène reposant sur la demande de crédit. Ainsi le QE se heurte au mur de la demande, d’où le maintien des réserves excédentaires.

- Les taux de l’intérêt proposés par les banques ne suivent pas les taux directeurs de la banque centrale en raison de la mauvaise santé du système bancaire : les « Non  performing loans » représentent encore en 2014 9% de PIB de l’euro zone ….et parait-il 200 milliards de dollars pour les seules banques italiennes[3]….banques qu’il faut aujourd’hui sauver avec de nouvelles dettes publiques…

Au-delà, la conjonction des QI fait qu’aujourd’hui les liquidités émises, représentant 30% du PIB mondial[4], sont à la recherche de rendements que les banques centrales ont muselé. D’où des déplacements considérables de capitaux déstabilisants pour l’ensemble des taux de change, avec aujourd’hui des effets inquiétants sur la dette des pays émergents, laquelle a été multipliée par 10 depuis 2009 sous l’impact de la conjonction mondiale des QE. D’où aussi la recherche de « high yields » enfermés dans des marchés étroits, donc soumis à l’illiquidité potentielle[5]. D’où des produits de couverture – tel le « fixed income »- de plus en plus importants et de plus en plus couteux. D’où aussi des montages incorporant des leviers de plus en  plus risqués.

Cet ensemble de circonstances crée finalement un environnement peu propice à l’investissement réel des entreprises lesquelles ne souhaitent pas prendre de décisions de long terme dans un environnement de plus en plus instable... et un environnement... de fait provoqué par la banque centrale....

Au final les  QE, tels qu’ils sont jusqu’ici conçus, ne sont pas l’instrument miracle permettant la stabilisation du monde. Ils ne font qu’engendrer des bulles et une volatilité généralisée des cours boursiers, indices et taux de change.

Le QE réel ou « helicopter money»: autre cataplasme sur une jambe de bois

La solution consisterait à passer par un QE finançant directement l’économie réelle : donner aux gouvernements, aux entreprises, aux ménages. Cette solution[6] n’est pour autant pas réaliste et ce à plusieurs titres :

- En premier lieu, s’agissant des Etats, cela reviendrait à l’achat de titres sur le marché primaire de la dette ce qui est interdit par les traités. On peut d’ailleurs observer l’opposition des autorités allemandes qui voient dans l’actuel QE de la BCE, une tentative de mutualisation de la dette publique et donc de « fédéralisme souterrain » métamorphosant les dettes publiques secondaires en « eurobonds ». Il est donc clair que l’Allemagne interdira avec radicalité tout QE finançant directement les Etats.

- En second lieu le déséquilibre externe des pays de l’Europe du sud n’est pas corrigé. Il aurait même tendance, au moins dans un premier temps à s’accroitre avec l’augmentation de la demande globale. Sans l’arme du taux de change permettant de reconstituer une aire de production dans le sud, le QE réel renforcera le décalage entre la production locale et l’absorption correspondante…et donc le tant décrié positionnement « club-med » des pays correspondants… Historiquement, il serait important de se rappeler que le plan Marshall de l’après seconde guerre mondiale  ne fut une réussite que par le biais d’un taux de change parfaitement maitrisé et ajustable.[7]

Le « vrai » QE : celui du souverain décidé d’en finir avec la dette.

Il passe par le retour des banques centrales nationales dans le giron des souverainetés.

La fin de l’indépendance de la Banque centrale est d’abord un geste refondateur qui détruit l’Etat de Droit en vigueur - celui des traités validés par le parlement-  par une décision. Le souverain est celui qui nie un ordre –ici  le chaos de la crise- pour  redéfinir un autre ordre public[8].

Cet autre ordre défini par un acte  souverain doit changer la grille de lecture des faits et permettre de contester, le plus simplement du monde, des affirmations erronées que l’on enseigne dans les universités et que tout le monde accepte encore dans l’ordre épistémologique dominant :

- Il est possible d’émettre de la monnaie sans achat d’actifs,

- une banque centrale n’a pas besoin de fonds propres,

-  l’idée de fonds propres négatifs n’a aucun sens,

- le passif d’une banque centrale n’est pas exigible,

- la nécessaire recapitalisation d’une banque centrale n’existe que dans la tête des ordo-libéraux allemands,

- il n’existe un marché surveillé de la dette publique que dans un ordre institutionnel qui a bien voulu le créer de toutes pièces et en faire un théâtre de gesticulations sans fins,

- il n’est pas nécessaire de disposer d’une Agence France Trésor,

- etc.

La redéfinition souveraine de l’ordre monétaire peut mettre fin à nombre de captures de l’Etat, que la démocratie dans sa phase entropique, avait laissé s’épanouir. De nombreux textes de ce blog ont déjà esquissé l’acte de refondation monétaire, citons en seulement quelque éléments :

- D’abord le retour à la verticalité avec la monnaie pleine et le monopole de la création monétaire par une banque centrale devenue obéissante.

- Mais un retour ne rétablissant pas le faux monnayage du tyran de naguère. Le rétablissement de la souveraineté doit s’accompagner d’une authentique démocratie avec une fin de capture des outils de la contrainte publique par un entrepreneuriat politique comprador professionnalisé.[9]

- La vente aux enchères de monnaie nouvellement créée par la banque centrale et le profit correspondant ( taux de l’intérêt) versé sur le compte du Trésor à la banque centrale.

- Un système bancaire qui peut être complètement privé et libre, mais divisé en 3 groupes selon le modèle proposé naguère par Maurice Allais.

- Une limitation drastique des activités de casino, ne laissant y entrer que les acteurs économiques réels,

-etc.

Bien évidemment, il y aura à gérer les soubresauts de l’ordre détruit.

                                                                          (A suivre)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Cf Le Monde du 13 janvier 2016.

[2] Pour le seul renouvellement du parc les besoins se montent à 55 milliards d’euros.

[3] Cf  « Le Monde » du 22 janvier 2016.

[4] Elles ne représentaient que 9% du PIB mondial à la fin des années 90

[5] Sur ces questions on pourra se reporter au dernier ouvrage de Patrick Artus et Marie Paule Viard : « La folie des Banques centrales », Fayard, 2016.

[6] Il s’agit d’une solution proposée par le N° 88 (27 janvier 2016) de « Flasheconatixis » : « Faire mieux avec la politique de la zone euro que le QE »

[7] Sur ce point on pourra aussi se rapprocher de l’article publié le 30 juillet 2015 concernant la Grèce :

http://www.lacrisedesannees2010.com/2015/07/le-monstre-euro-explique-aux-citoyens-qui-veulent-comprendre.html

[8] On est ici renvoyé à Carl Schmitt dans son ouvrage : « Théologie politique » Gallimard, 1988.

[9] On aura des précisions sur ce point en revenant sur l’article : http://www.lacrisedesannees2010.com/preview/650bbb2e8c8beb96c173a6b8baa1e56826cbfe7d

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22 janvier 2016 5 22 /01 /janvier /2016 14:49

L’outil pivot de tout Etat non comprador : la monnaie.

La monnaie est historiquement une affaire de « Demos » et d’Etat.

La première capture du détenteur du pouvoir étatique est d’abord celle de son peuple qui devient « endetté » vis-à-vis du prince. Et ce dernier se doit d’être souverain afin d’obtenir un vrai monopole, c’est-à-dire un pouvoir incontestable aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur d’un espace délimité par ce qui deviendra des frontières.

Rapidement, au-delà des formes les plus brutales de l’exploitation des « endettés » le prince choisit une forme de règlement de la dette : un objet appelé  « monnaie » dont les caractéristiques sont fixées par le prince et  la première fonction  le paiement de l’impôt (dette envers le prince). C’est le prince qui fixe la forme dans laquelle se paie l’impôt, c’est donc lui qui fixe la monnaie de paiement, une monnaie de paiement qui pour lui doit être la liquidité la plus absolue

La concurrence, notamment guerrière, entre Etats en formation aboutit à la naissance d’une substance universelle porteuse de la liquidité la plus absolue : le métal précieux support des monnaies étatiques. Réserve de valeur, la monnaie est thésaurisable et, en conséquence, soumise au phénomène de rareté et donc de lutte pour son accès.

La monnaie complétement publique et complètement politique devient « équivalent général » et réserve de valeur. Elle peut  donc servir à la circulation et à la construction des richesses privées. Conçue dans la « verticalité » (la violence du pouvoir) elle devient aussi un outil de « l’horizontalité » (un objet facilitant les échanges et la prospérité marchande).

La rareté et la lutte pour son accès facilitent - plus de dix siècles après sa naissance- les premières formes d’émission de monnaie reposant sur des paris bancaires : la monnaie fiduciaire. C’est aussi les premières formes de privatisation classique de la monnaie. Le prince émet de la monnaie (atelier des monnaies) et en fixe les caractéristiques (dénomination, cours légal,). A ce titre il manipule cet objet de puissance selon son intérêt.  Parallèlement les banquiers s’appuient sur cette monnaie pour en émettre à titre privé. La souveraineté s’engage vers des formes de  délitement et si le prince accepte l’émission monétaire privée (sans délégation de puissance publique) c’est que créancier de son peuple, il devient en raison du coût des guerres, débiteur vis-à-vis des banquiers. En acceptant la planche à billets des banquiers privés, il espère que cette liquidité reviendra vers lui sous la forme d’achat de dette publique, un phénomène qui est le témoignage  de son affaissement progressif, et un affaissement qui résulte le  plus souvent de la guerre entre princes.

Au final la monnaie est d’abord un outil  permettant de consolider la capture de l’Etat par le prince. Elle est donc d’essence politique. Parce que cet outil n’est pas totalement maitrisable ( le prince souverain  dans son propre espace est en concurrence avec d’autres souverains, et la fonction réserve de valeur engendre la pénurie monétaire) on assistera à des phénomènes de captures secondaires, celles des banquiers qui viendront ébranler la puissance du prince par des taux d’intérêt sur la dette publique. Un taux d’intérêt devenant le marqueur du délitement de la souveraineté.

Loi d’airain de la monnaie et dette

Parce que la monnaie n’a rien d’une marchandise classique, sa privatisation  se heurte au problème de la convertibilité  de toutes les monnaies privées entre-elles. Il faut donc un acteur facilitant la compensation et la parfaite circulation monétaire. Cet acteur qui devra surplomber tous les acteurs privés sera la banque centrale. Cette dernière, privée (FED américaine) ou publique (Banque de France) est comme l’Etat : une extériorité sur laquelle s’appuie les membres d’une communauté politique. Comme historiquement la monnaie est complètement inscrite dans le champ du politique, on comprendra aisément que les banques centrales sont à l’interface entre la verticalité politique  et l’horizontalité marchande.

Emetteurs privés (banques) et émetteurs publics (monnaie légale de la banque centrale) restent dans un rapport de forces à l’intérieur d’une autre force les surplombant : le métal précieux.

La fonction réserve de valeur engendre une rareté, que les émissions monétaires privées et publiques tentent de compenser. C’est que les flux de monnaies fiduciaires émises par les banques au profit des clients privés et publics, flux eux-mêmes nourris par les émissions de la banque centrale sont de «  l’argent dette » théoriquement convertible en métal.

Cette convertibilité obligatoire relève du processus historique de construction des Etats. Elle n’est bien sûr qu’une convention sociale et rien n’interdit, on le voit aujourd’hui avec le quantitative easing, de créer de la monnaie à partir de rien….

Tant que la convention "convertibilité en métal" reste socialement une contrainte pesante, ce qu’on appelle  « loi d’airain de la monnaie », les Etats qui historiquement ont engendré l’outil monétaire comme instrument politique en deviennent les prisonniers. Théoriquement souverains, ils imposent la forme monétaire qui permettra le paiement de l’impôt, mais ils sont soumis au possible endettement. Parce que souverains ils maitrisent l’instrument de capture ultime, mais en même temps ils se soumettent à leur propre création.

Les détenteurs du pouvoir définissent totalement les règles monétaires, mais la loi d’airain de la monnaie pourra faire de ces capteurs ultimes de la puissance publique, des endettés soumis au taux de l’intérêt du marché : ce qu’on appelle la dette publique. Dans cette situation, le prince n’est pas le seul personnage utilisant les outils de la contrainte publique à des fins privées et se doit de partager la capture avec les titulaires de titres de la dette publique. Ce partage peut être très avantageux pour la finance et les épargnants et même en l’absence de toute crise nous aurons en France, à l’époque de l’étalon-or un service de la dette publique représentant jusqu’à 25%  du total du budget de l’Etat[1].

Indépendance des banques centrales, souveraineté limitée et dette publique.

On sait que la loi d’airain de la monnaie va largement disparaitre au vingtième siècle à l’issue des deux conflits mondiaux.

Parce que les nouvelles guerres sont autrement plus coûteuses que les précédentes, les banques centrales vont quasiment fusionner avec les Trésors, les deux devenant de fait une quasi « commune extériorité » amenée à gérer la monnaie. La France sera le modèle de cette nouvelle configuration. Dès lors la loi d’airain de la monnaie disparait et les Trésors vont être directement alimentés par les banques centrales. La dette publique n’est plus une marchandise en complète surveillance par les marchés, et se trouvera marginalisée. La seule question qu’il conviendra de traiter est le rythme de l’inflation relativement à celles des autres Etats. C’est dire que cette période constitue probablement un âge d’or d’une souveraineté qui n’est plus limitée que par des considérations d’ordre géopolitiques.

La fin de l’ordre monétaire de Bretton Woods fait disparaitre la maitrise des taux de change par les Etats : l’horizontalité marchande l’emporte sur la verticalité politique et les accords de la Jamaïque (1976) consacrent la généralisation des taux de change flottants. Il s’agit là d’une capture majeure d’un outil public au service de la finance : le risque d’instabilité des taux fait naitre un immense « marché de la protection » et les premières formes du casino financier.

Cette même horizontalité marchande va exiger la libre convertibilité et donc la libre circulation du capital. L’association Banque centrale/Trésor devient incompatible avec les exigences de la mondialisation. Il faut désormais dissocier et déclarer les banques centrales indépendantes avec comme premier résultat la renaissance du marché de la dette publique, terme masquant les exigences de capture des Etats par la finance. La fin du vingtième siècle renoue ainsi avec celle du dix-neuvième : la loi d’airain de la monnaie renait. Idéologiquement vécue par les libéraux comme la « fin de la répression financière » elle correspond au renouveau de la « répression des Etats ». Symétriquement cela correspond aussi à la fin de l’euthanasie des rentiers au profit de leur épanouissement, avec cette conclusion moins immédiate : les épargnants n’aiment pas la répression financière.

La construction de la monnaie unique en Europe va inscrire dans les gènes des Etats la fin de la souveraineté et le choix du seul mode marchand de la dette publique : La finance se cache derrière une Allemagne ordo-libérale qui va exiger l’interdit radical du financement des Etats par les banques centrales.

La gestion de la crise de la dette de 2008 va progressivement faire passer les Etats européens du statut « d’Etats réprimés » (captation par la finance) à celui « d’Etats à souveraineté limitée ». Désormais, un ensemble réglementaire et institutionnel, générateur d’une gigantesque bureaucratie consommatrice de grands talents, va exiger au niveau de chaque Etat, un ensemble de « réformes structurelles » dont la mise en place ne pourra être réalisée que par des entrepreneurs politiques compardor. Se maintenir au pouvoir ou conquérir le pouvoir passe désormais par un choix prioritaire : la servitude.

La mondialisation accélératrice de la dette

Nous ne pouvons pas ici revenir sur les très nombreux articles du blog qui expliquent en quoi la dette tant décriée ne peut que se gonfler pour ralentir les effets déprimants de la mondialisation. La régulation souveraine du capitalisme avec un Etat souverain keynésien chargé d’assurer l’équilibre entre offre globale et demande globale disparait. Désormais à l’échelle planétaire les salaires perdent leur double caractéristique de coût (ils sont une charge dans le compte d’exploitation) et de débouché (les salariés achètent une partie de la production et sont ainsi source d’un chiffre d’affaires). En mondialisation ils ne sont plus qu’un coût qu’il faut continuellement  surveiller pour être compétitif. Le résultat est un déficit structurel de demande globale qui ne peut être compensée que par une distribution croissante de crédits. Des sommes croissantes « d’argent dettes » sont émises par la finance pour combler un déficit de débouchés. Les revenus salariaux  ne peuvent, en raison de la mondialisation, faire face à  la masse croissante de crédits et nous retrouvons le scénario bien connu des « subprime ». Scénario américain de bulle spéculative auquel va suivre aujourd’hui sa contrepartie chinoise : les colossaux crédits pour maintenir coûte que coûte la croissance chinoise se sont transformés en « bulle industrielle » c’est-à-dire en usines aux capacités très excédentaires par rapport aux débouchés. Largement issue de la fin des souverainetés, l’immense dette planétaire laisse ses empreintes : trop de maisons, trop de chômeurs, trop d’usines….De ce point de vue la zone euro est une excellent modèle réduit de la mondialisation : trop de maisons en Espagne ou en Irlande, trop de chômeurs en France, trop d’usines en Allemagne…

Les empreintes se trouvent aussi dans les bilans bancaires, lieu de l’explosion ou de l’incendie qui fut maitrisé par la reprise des dettes devenant dettes publiques d’Etats désormais non souverains, Etats  dont les gouvernements comprador sont devenus otages de la finance.

Résumons-nous :- Lorsque l’histoire globale débouche sur la fin  de la loi d’airain de la monnaie, la souveraineté peut déboucher sur la répression financière, l’euthanasie des rentiers et des épargnants, et un contrôle étroit de la dette. La contrepartie est la stabilité économique porteuse de croissance.

                               - Lorsque maintenant l’histoire globale débouche sur le rétablissement de la loi d’airain et la financiarisation du monde, la souveraineté s’efface, laisse aux commandes publiques un personnel politico administratif comprador, rétablit l’impérium de la dette , la fin de la « répression financière, l’affermissement de la rente et possiblement de l’épargne. La contrepartie est l’instabilité économique croissante.

                                                          ( A suivre)

 


 

[1] Cf  Rapport annuel de la dépense publique 2012; Bercy.

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20 janvier 2016 3 20 /01 /janvier /2016 09:15

 

Il n’est pas question ici de revenir sur  le grand thème  de la nature de l’Etat. Nombre d'articles de ce Blog l'ont évoqué.  Disons simplement que les Etats sont des entités qui disposent d’un certain nombre de caractéristiques qui en constituent leur essence.

L’essence des Etats

1) Ils sont historiquement nés dans l’espace du sacré ou du religieux, et se sont nourris de l’idée de dette et de sacrifice.

2) Ils sont en conséquence des « extériorités » par rapport aux êtres qu’ils surplombent.

3) Ils sont un enjeu de pouvoir et sont ainsi soumis au phénomène de « capture » (utilisation de la contrainte publique à des fins privées).

4) Les formes historiques de capture définissent les rapports juridiques entre acteurs.

5) Le fonctionnement normal des Etats (logique de capture des règles émises) suppose la définition d’un lieu d’exercice (territoire borné par des frontières) et la définition du groupe de participants (peuple).

6) Le fonctionnement normal suppose  le principe général de souveraineté : hors exceptions, il ne peut y avoir de pouvoir au-dessus de l’Etat.

7) Les Etats créent des outils fondamentaux nécessaires à la validation de la souveraineté.

 Marxistes et libéraux se rejoignent dans cette présentation de ce qu’on appelle : «  l’Etat » Ces principes naturellement très abstraits doivent être revêtus de chair pour se rapprocher des réalités concrètes. Historiquement la capture brutale par un individu ou un clan peut être remplacée par des formes beaucoup plus sophistiquées où le prince se trouve au service de groupes plus ou moins complexes qui voient dans les services rendus la légitimité de son pouvoir. Le prince, où plus généralement le personnel politique peut lui-même être capturé par des forces étrangères qui capturent la souveraineté de l’Etat considéré : principe de « souveraineté limitée » dans l’ancienne URSS, bourgeoisie ou administration comprador, etc.

La souveraineté en Démocratie

Ce qu’on appelle démocratie est la forme la plus acceptable et probablement indépassable de la capture : la participation à l’orientation et à l’émission des règles du jeu social est le fait d’un très grand nombre d’individus qui se trouvent sous la coupe de l’Etat (une majorité) et cette participation est renégociée à intervalles réguliers par le biais d’une procédure élective.

En dehors des règles propres à un Etat, il  peut exister des règles issues de relations entre Etats. Certaines ont une vocation universelle (Déclaration des droits de l’homme), d’autres une vocation plus spécifique. Les formes les plus achevées de la démocratie intègrent ce champ du droit. Par exemple, quelles que soient les modalités de la capture, il est probable qu’en cas  de démocratie achevée, aucune règle interne ne pourra s’appuyer sur le renoncement aux  droits de l’homme dans la version la plus universellement acceptée. C’est dire que le « démos » intègre des règles issues d’espaces dépassant les frontières. Dans ce cas, il existe un universel ou une extériorité qui dépasse cette autre extériorité qu' est  l’Etat considéré.

D’autres, moins universelles, vont concerner ce qu’on appelle des Traités, lesquels vont modifier les rapports juridiques internes en ce qu’ils peuvent, sous certaines conditions, être  une autorité supérieure aux lois. Ils  peuvent également dans certaines circonstances entrainer une modification de la norme supérieure qu’est la Constitution d’un Etat.

Dans le cas des démocraties les plus évoluées, la notion très idéologique d’intérêt général fait reculer le principe général de capture à son niveau d’intensité la plus faible. Ce sera par exemple le cas lorsque les activités de lobbying sont particulièrement encadrées par les règles démocratiques. Par contre, la capture ne disparait jamais, et même en démocratie évoluée, la minorité peut toujours se considérer victime de la majorité.

Parmi les critères qui permettent de mesurer la consistance d’une démocratie, il y a bien sûr l’étendue du droit de vote : l’existence ou non d’un « cens » (point de vue de Sieyès) ou, selon la formule de John Rawls, le niveau plus ou moins égal de la distribution de biens premiers aux divers membres de la communauté, etc. Bien évidemment les conceptions étroites d’une participation permettent l’élévation des niveaux de captures possibles.

L’Europe ou la « souveraineté limitée »

Au-delà,  et sans doute d’une actualité très brulante, il y a la contestation ou non du résultat du vote. Non pas contestation pour non-conformité de la procédure mais tout simplement parce que des acteurs, en dehors de la communauté, se pensent en droit de mettre en cause le résultat. Très concrètement les autorités européennes ont–elles le droit de contester les résultats d’un vote démocratique en Grèce, ou aujourd’hui en Pologne,ou demain celui du référendum auc Pays-Bas?

Au niveau formel, le seul pouvoir qui serait au-dessus du suffrage populaire est celui qui s’impose à tous en raison de l’universalité d’une règle, par exemple le respect des droits de l’homme. On pourrait ainsi concevoir que tout vote démocratique ne respectant pas les droits de l’homme puisse être contesté par une instance supérieure au nom d’un principe universellement admis. Toutefois si le vote n’est en aucune façon réprimé, qu’il respecte la distribution égale de biens premiers au sens de Rawls, il y a fort peu de chance qu’un suffrage aboutisse à un résultat réprimant tous les acteurs, c’est-à-dire une règle universellement admise. En démocratie avancée l’Etat est un universel qui accepte l’englobement dans un universel plus large.

A contrario il en découle que les règles non universelles, par exemple un traité type Traité de Lisbonne, ne sont pas opposables au « Démos ». Le Traité engage tant qu’il n’est pas dénoncé par le suffrage universel. La souveraineté, au sens aujourd’hui de souveraineté populaire, ne peut donc pas fixer de limite au résultat d’une élection. C’est dire que si un résultat conteste telle ou telle règle d’un ensemble appelé Traité, ce dernier doit être impérativement revisité.

La pratique actuelle qui vise à inscrire les débats internes aux pays européens dans des limites fixées par les Traités est ainsi contestable et les acteurs, bien que respectables, sont néanmoins… « compradors ». Tel est le qualificatif qui doit caractériser les dirigeants de tous les partis politiques classiques des pays européens.

 En économie de marché, dans le cadre de sa version la plus libérale, on ne conteste pas les résultats du jeu économique qui s’expriment par un ensemble de prix : taux de salaire, taux de l’intérêt, rentabilité du capital, prix de toutes les autres marchandises…..avec la répartition du revenu national qui en découle. La même autorité bruxelloise qui promeut et veille aux règles du jeu de l’économie de marché, et qui s’interdit de contester les résultats du jeu au nom de la « concurrence libre et non faussée », est ainsi schizophrène : elle ne conteste pas les résultats du jeu économique mais conteste les résultats du jeu politique. Incontestabilité des résultats des jeux économiques et contestabilité des résultats des jeux politiques. Curieuse vision qui ferait de l’économie une souveraineté hors sol écrasant celle des Etats. Ce qui pose encore la question des règles : sur quelles forces s’appuient les règles du jeu économique si les Etats sont démonétisés ? Le marché peut-il engendrer les règles du jeu du marché ? Marx aurait-il raison en classant le juridico-politique au rang de « superstructures » reposant sur « l’infrastructure » économique ?

Encore une fois curieuse vision, mais aussi force dénonçant l’idée même de souveraineté politique.

Mais cette dénonciation sera plus opérative encore en détruisant un outil fondamental de la souveraineté : la monnaie.              

                                                          (A suivre)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le système de l’étalon or au dix-neuvième siècle sera ainsi le point d’aboutissement quasi naturel de l’affirmation des Etats (verticalité) baignant dans un espace marchand devenu international (horizontalité d’une première mondialisation).

 

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21 mai 2015 4 21 /05 /mai /2015 09:01

 

Résumé : Parler de la dette publique sans ajouter à l’obscurité des débats n’est pas chose facile. En la matière, comme dans tant d’autres, les opinions l’emportent sur la rigueur des raisonnements. Le présent texte tente de produire la réponse rigoureuse à une question historique : Pourquoi les Etats sont –ils passés du statut d’infiniment créancier à celui d’infiniment débiteur ? La dette publique apparaitra ainsi comme perte de pouvoir d’un monopole, comme choix politique et géopolitique, mais aussi comme suicide. Economiquement, elle apparaitra comme inefficience, puisque choix de plus de dette contre moins de croissance alors que le choix de plus de croissance contre moins de dette  était historiquement envisageable. Une démarche par étapes est proposée.

 

Etape 1 : Débattre de la dette publique sans en connaitre ses ultimes fondements.

Le caractère dramatique de sa hauteur ne fait plus l’objet d’un débat. Il existe un consensus pour reconnaitre que la vertigineuse croissance de la dette publique n’est que la conséquence de celle de la dette privée et de son explosion en 2008[1].  Chacun s’accorde à reconnaitre qu’il sera de plus en plus difficile de la faire « rouler ». D’où un consensus relativement élevé pour considérer qu’il faudra tôt ou tard un « haircut ».

Mais le haircut n’a pas le même sens pour tous puisqu’il y a opposition entre ceux qui pensent qu’il est une opération de justice, la dette étant « odieuse »[2] au moins pour partie, ceux qui pensent qu’il est une opération de sortie de crise et donc une décision de bonne gestion de la politique macroéconomique….et ceux qui restent réservés en raison de ses conséquences sur les épargnants et – s’agissant des Etats -  l’accès au marché des capitaux.

Le débat est beaucoup plus vif s’agissant du taux de l’intérêt.

Certains affirment qu’un taux nul qui serait celui d’une banque centrale prêteuse serait source d’inefficience, les Etats ne  seraient plus sanctionnés par des investissements trop faiblement porteurs de valeur ajoutée. D’autres répondront qu’il n’est nullement impossible aux Etats d’utiliser des taux d’actualisation fortement positifs pour éviter un tel risque. D’autres se feront les défenseurs des épargnants  et des compagnies d’assurances qui utilisent la dette publique comme matière première de base des créances qu’ils détiennent. Mais surtout d’autres diront que le taux de l’intérêt est le facteur qui, de fait, a entrainé la vertigineuse ascension de la dette publique.

Ces débats bien qu’intéressants sont toutefois insuffisants, l’interprétation des faits reposant trop sur leur description  et pas assez sur leur explication.

 

Etape 2 : Situer la dette publique à l’échelle macroéconomique

Pour bien comprendre à quoi la dette publique correspond, il est tout d’abord important de resituer les grandes identités comptables à l’échelle d’une nation mais aussi du monde.

Tout d’abord on doit considérer que chaque nation dispose en principe d’un Etat et d’agents privés : entreprises, salariés, retraités, etc.) impliqués dans le jeu de l’économie. Chaque nation est aussi en relation avec un extérieur que les comptables nationaux appellent « reste du monde ».

Jouer le jeu de l’économie c’est entrer dans un système très complexe de relations avec pour résultats une production, une consommation, des investissements, des exportations…etc. ; mais aussi une épargne, des impôts, des dépenses publiques…etc. Au terme du jeu, il y a le plus souvent un accroissement d’un gâteau économique à répartir en termes de profits, d’intérêts, de salaires, etc.

Le jeu de l’économie ayant été joué, il reste des soldes : l’Etat connait-il un surplus ou un endettement supplémentaire ? Les agents privés se sont-ils endettés ou connaissent-ils un excédent ? Le « reste du monde » est-il devenu créditeur ou débiteur ?

Bien évidemment il n’est  pas besoin d’être comptable pour voir immédiatement que la somme algébrique de ces soldes est égale à zéro. Si Etat et secteur privé sont tous deux excédentaires c’est que le reste du monde s’est endetté pour un même montant. Si l’Etat est en solde nul, un déficit du secteur privé correspond à un excédent du reste du monde pour un même montant. S’il y a équilibre des échanges extérieurs, il y a solde nul pour le reste du monde et un déficit de l’Etat correspondra à un excédent du secteur privé, tandis qu’un excédent correspondra à un déficit de ce même secteur privé. Etc.

Les choses deviennent plus simples encore si, passant au stade « Monde », le « reste du monde » disparait. Dans ce cas de figure, il n’y aurait plus qu’un Etat planétaire et un secteur privé lui aussi planétaire. Toujours dans ce cas le déficit public- situation dans laquelle  l’Etat ayant effectué l’ensemble de ses dépenses constate que  le montant de l’impôt est insuffisant - correspond exactement au financement par un secteur privé excédentaire pour un même montant.

Nous constatons alors rapidement que dans le cas d’un passage à un Etat mondial unique, l’excédent de ce dernier marquerait un appauvrissement du secteur privé pris dans son ensemble. Nous retrouverions la prédation nette qui était à l’origine historique des premiers Etats en formation. Le secteur privé est « exploité » par l’Etat. Cela correspondrait vraisemblablement à une situation non démocratique et des entrepreneurs politiques strictement prédateurs comme ceux que le monde a connu historiquement.  A l’inverse, s’il y a déficit public planétaire, alors le secteur privé s’enrichit du montant du déficit. Cela pourrait correspondre à des entrepreneurs politiques beaucoup plus dociles dans un environnement n’excluant pas la démocratie.

Dans ce cas il apparait que la dette publique tant décriée peut être un bienfait. Tout dépend naturellement de la nature des dépenses publiques génératrices du déficit et de la dette. Un déficit marqué par des dépenses très élevées en matière de formation n’a pas le même contenu  qu’un déficit fait de consommation d’armes tuant les citoyens c’est-à-dire les agents du secteur privé.

Si l’on retombe au niveau des nations multiples qui correspond à la réalité du monde d’aujourd’hui, le raisonnement qui vient d’être mené montre à l’évidence que les politiques dites d’austérité à l’échelle de la zone euro sont à priori fort discutables.

La course à la compétitivité aux fins des équilibres extérieurs repose sans le dire du point de vue allemand sur l’impératif de la nullité des soldes TARGET2[3]. La dévaluation externe étant par définition impossible, il faut diminuer l’ensemble de la demande interne. Concrètement annuler les déficits  des Etats ou/et des secteurs privés. Plus concrètement encore, cela signifie que les deux secteurs vont tenter de se renvoyer mutuellement la patate chaude… qui, pour autant, fait le bonheur des agents du « reste du monde »[4]. Les Etats augmentent les prélèvements et diminuent les dépenses qui faisaient l’excédent du secteur privé, lequel va réagir - à l’interne et en générant des conflits entre ses différents acteurs -en diminuant les investissements et les salaires, avec bien sûr les conséquences en termes de dépenses.

 Le nouveau jeu de l’économie consiste à ne plus constater des soldes dont la somme algébrique est nulle à l’issue d’une production normalement croissante, mais à construire ces soldes par anticipation en jouant ensuite le jeu de la contraction économique. Le jeu classique constatait à l’arrivée une croissance des PIB. Le nouveau jeu consiste, de fait, à constater leur régression.

Bien évidemment il reste à examiner la hauteur et la répartition du déficit- si tel est le cas- au sein du secteur privé : entreprises, salariés, rentiers, etc. La hauteur dépend du choix des entrepreneurs politiques au pouvoir à l’intérieur des limites fixées par la « contrainte extérieure ». Il est bien évident que même sans les contraintes d’une zone euro, un déficit excessif peut signifier un solde extérieur dont la dégradation peut mettre en cause la valeur externe de la monnaie. A l’intérieur de cette contrainte le déficit vient accroitre le niveau de l’épargne potentielle du secteur privé. Une épargne existait déjà, le déficit public en accroit le montant. Reste la question de la répartition de ce surplus d’épargne.

 Cette dernière  dépend du degré d’inégalités chez les agents contributeurs, degré lui-même travaillé par les modalités complexes d’une fiscalité à finalité redistributive ou non. D’une certaine façon le débat sur la  légitimité de la dette – la « dette odieuse »[5]- repose sur ces considérations, les pauvres étant amenés (notamment par le biais de la TVA) à financer les intérêts perçus par ceux dont le poids de l’impôt ne capte pas suffisamment des revenus jugés trop élevés. Globalement le déficit et la dette publique correspondante sont une affaire de choix politiques largement dessinés par le niveau des luttes entre groupes sociaux.

Maintenant lorsque les déficits sont « jumeaux » ( soldes négatifs pour l’Etat et le « reste du monde ») , ce qui correspond au cas américain depuis des décennies, le déficit public devient un choix géopolitique alliant les entrepreneurs politiques au pouvoir de plusieurs pays. Et parce que les déficits sont souvent « jumeaux » les constructions politiques inachevées comme l’euro zone vont devoir imaginer des clauses juridiques parfaitement contradictoires quant à leurs effets : il faut empêcher un déficit extérieur, tout en maintenant une concurrence non faussée, en supprimant tout déficit public. Le choix géopolitique mariant les entrepreneurs politiques au pouvoir au sein de la zone euro- choix concernant le déficit et la dette-  devient parce que très difficile à mettre en place, une réalité des plus instables[6]. Parce que les déficits jumeaux furent géopolitiquement bien accueillis  la « Chinamérique »[7] fut plus stable que ne pouvait l’être une zone euro ne pouvant pas accepter le double déficit.

 

Etape 3 : La perte de pouvoir comme fondement ultime de la dette publique

La présente réalité de la dette publique est matériellement la vente de titres de créances sur l’Etat, travail réalisé par une agence de la dette publique, en France l’ « Agence France Trésor » (AFT). Les entreprises vendent également des titres souvent appelés « obligations corporate » en ayant recours au service des banques. Ce qu’il y a de curieux dans la dette publique est que l’Etat ne peut utiliser les services de sa propre banque, la Banque centrale, pour se financer en lui vendant ses titres de dettes. La curiosité est d’autant plus grande que la monnaie reçue en échange des titres de dette est un objet dont les caractéristiques ( dénomination, cours légal, pouvoir libératoire, etc.) sont fixées par l’Etat lui-même. Auteur du jeu, l’Etat s’est mis hors-jeu alors qu’il est selon Weber le monopoleur de la violence légitime.

En accordant un crédit quelconque, les banques associées au secteur privé créent de la monnaie au profit de ce dernier. Cet accord est un  échange marchand classique et, bien évidemment, le bénéficiaire du crédit n’est pas, sauf exception, en relation hiérarchique avec une banque qui peut lui refuser le crédit. Dans la plupart des cas, en revanche, l’Etat, ou le Trésor qui lui est rattaché ne peut accéder au crédit de sa propre Banque, la Banque centrale. Souvent propriétaire à 100% de sa Banque centrale, l’Etat pourtant monopoleur de la violence légitime s’est auto-exproprié, et sa Banque centrale que l’on dit indépendante s’interdit d’accorder tout crédit à l’exproprié. La Banque centrale pourtant créatrice de la monnaie légale, monnaie qui servira d’appui à la création monétaire des banques de second rang, ne peut créer de la monnaie pour son client Etat.

Ce fait, fort étrange, amène l’Etat moderne à emprunter sa propre monnaie à des tiers, c’est-à-dire des banques, qu’il protège par ailleurs par le code monétaire dont il est l’auteur. La dette publique apparait ainsi comme servitude volontaire.

Cette situation est d’autant plus étonnante qu’elle est diamétralement opposée à celle qui fut à l’origine historique de la genèse  de l’Etat.

On sait qu’historiquement l’Etat s’est nourri, dans son ascension, de la vision religieuse du monde : l’institution du sacrifice comme règlement de la dette envers les Dieux s’est progressivement transformée en dette envers le prince. En ces temps anciens, la dette publique était en quelque sorte renversée : en termes modernes ce n’était point l’Etat qui était endetté envers le secteur privé mais ce dernier envers l’Etat. Il y a donc eu historiquement un renversement[8] de la dette publique comme il y a eu renversement de la dot dans le système domestique.

Historiquement la dette envers le prince était un mélange d’esclavage généralisé, de servitude, et de ce  qui deviendra ultérieurement l’impôt. Il ne s’agissait pas d’une dette privée issue d’engagements volontaires, mais bien d’une contrainte de nature publique. L’impôt est ainsi bien de la dette publique renversée. Cet impôt va prendre pour support, les objets remis par le prince, au titre du paiement des services rendus par certains  individus chargés de le défendre voire d’accroitre sa puissance : les mercenaires. Ces derniers ne peuvent accepter n’importe quel type d’objet et, plaçant logiquement les princes en compétition, ils choisiront la liquidité la plus grande possible : le métal précieux. En retour, l’impôt prendra la même forme, celle du métal précieux. Il en résultera les prémisses de ce qu’on appellera quelques milliers d’années plus tard le « circuit du Trésor » : les mercenaires, instrument du politique,  font circuler le métal dans la sphère économique (commerçants, artisans etc.), laquelle renverra le métal vers le prince par le truchement de l’impôt.

La naissance de la monnaie est aussi naissance d’un instrument du pouvoir politique permettant de maintenir la dette publique que le peuple doit au prince.

On comprend dans ces conditions toute l’attention des premiers entrepreneurs politiques  envers la monnaie ainsi inventée: monopolisation des mines de métal et des hôtels des monnaies (signes annonciateurs des premières banques centrales), teneur en métal précieux  (l’Aloi) des pièces frappées à l’effigie du prince, veille constante de l’abondance monétaire pour lutter contre la « trappe à monnaie », phénomène récurrent en raison de la fonction réserve de valeur de la monnaie.

Hélas, la monopolisation par ce qui est le secteur public naissant, ne peut être parfaite et des agents issus de ce qui est déjà le secteur privé pourront, eux aussi, avoir accès au métal. Ils feront naitre des institutions nouvelles appelées banques  et feront ainsi émerger un pouvoir financier concurrent du pouvoir politique. L’histoire du renversement partiel de la dette publique pour en arriver à sa forme moderne est celle d’un basculement du pouvoir : l’entrepreneuriat politique étant amené à céder progressivement certaines de ses prérogatives de puissance publique au secteur privé.

La perte du monopole sera d’autant plus grave que les princes en concurrence politique entre eux  n’ont le plus souvent que la guerre pour la réguler. Le cout de régulation dépassant souvent le propre pouvoir de création de monnaie s’additionnant aux prélèvements classiques, il faudra que les Etats correspondants empruntent auprès du secteur privé. Nous avons là le début du renversement de la dette publique, avec des Etats devenus débiteurs alors qu’ils sont – historiquement et donc presque génétiquement - d’essence créancière.

Face à la pénurie de métal, le prince sera progressivement amené à accepter que le secteur privé émette de la monnaie qu’il va garantir en garantissant la conversion de cette monnaie en monnaie que lui –même émet par sa propre banque, laquelle deviendra un jour Banque centrale. Concrètement les banques vont émettre de la monnaie, au-delà de la réserve métallique et les papiers correspondants seront parfaitement convertibles car tous convertibles dans la monnaie définie par le prince. La banque centrale classique est née et se trouve déjà être à l’interface entre les entrepreneurs politiques (le prince) et la finance. Elle facilite grandement les échanges en intervenant sur le marché monétaire et en garantissant la bonne circulation de la monnaie et des crédits, et en même temps elle reste le fournisseur principal du Trésor dans ses besoins de financement.

La fin de la monnaie métallique, autorise ce que nous avons appelé la fin de la « loi d’airain » de la monnaie[9], et redonne théoriquement un pouvoir de création monétaire considérable -  seulement limité par la contrainte extérieure - au profit des Etats. De quoi faire disparaitre jusqu’à l’idée même de dette publique dans sa version moderne. Les néochartalistes iront plus loin en considérant que l’impôt lui-même n’est plus dans ce cas de figure qu’un outil technique de régulation de la masse monétaire[10]. Ce sera chose faite ou presque dans nombre de pays ayant bénéficié des trente glorieuses : au-delà de l’inflation et de la croissance, la dette publique disparait et -en ajout des taux d’intérêts nuls  consentis par la Banque centrale à son Trésor- les « avances non remboursables », ne sont limitées que par la crainte de la baisse de la valeur externe de la monnaie.

Dans ces conditions, la finance ayant perdu son pouvoir ne pourra le reconquérir que par la séparation radicale des Etats de leur Banque centrale. Ce qui fut obtenu à la fin du siècle précédent.

Désormais, il n’y a plus que les banques qui sont créatrices de monnaie, et sans doute la banque centrale, mais au seul profit de la liquidité et de la solvabilité bancaire. Les Etats en sont exclus. Génétiquement créanciers radicaux, ils sont aujourd’hui, mondialisation oblige, des moins disant fiscaux , mais surtout des endettés soumis à la dure loi de l’intérêt.

La dette publique est donc bien l’effet de l’effondrement des Etats : nés infiniment créanciers, leur volonté suicidaire les a transformés en débiteurs.

 

Conclusion : La  croissance de la masse monétaire peut nourrir une croissance réelle plus élevée avec moins de  dette publique et sans rentiers.

C’est par la dette privée que la masse monétaire augmente. C’est aussi par la dette publique que l’on obtient le même effet. Globalement cette contrepartie de la masse monétaire en augmentation est source du grossissement de l’activité économique réelle. Ce grossissement a un prix : le taux de l’intérêt censé représenter le cout du renoncement à la liquidité et la rémunération du risque.

Le déficit public n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Par contre le taux de l’intérêt qui lui  est associé est au moins une inefficience. La reprise du pouvoir par les Etats permettrait  un taux nul parfaitement justifié : les notions de cout du renoncement à la liquidité et de prime de risque perdant toute signification dans cette nouvelle configuration institutionnelle qui serait aussi une reprise du pouvoir par l’entrepreneuriat politique. La contrainte monétaire disparue- au moins au niveau interne - permettrait des taux de croissance durablement plus élevés. La croissance de la masse monétaire due au couple Banque centrale/Etat n'étant plus de "l'argent dette", la contrainte de l'intérêt disparait.

 


 

[1] On aura une démonstration précise du phénomène dans les travaux de O.Jorda,M.Schularick et A. Taylor / Cf . « Sovereigns versus Banks : Credit,Crises, and Conséquences », NBER,Working Paper,Octobre 2013,19506.

[2] C’est le point de vue du CADTM et d’ Eric Toussaint.

[3] On sait que du point de vue allemand ces soldes sont d’une extrême importance et leur équilibre proche de zéro est ce qui garantit le respect des règles du jeu fixé dans les Traités.

[4] Le bonheur, puisque le déficit national correspond, pour un même montant, à un excédent du « reste du monte », excédent autorisant, par exemple,…. un déficit public plus élevé dans des Etats du « reste du monde »….

[5] Expression reprise par la Commission pour la vérité de la dette grecque, qui considère que cette dernière est probablement illégale, toxique et non viable.

[6] La plus grande partie de la zone sud de la zone euro -y compris la France -  était jusqu’à la mise en place des politiques d’austérité en déficits jumeaux . Beaucoup le sont encore et la France connait encore 4 points de PIB de déficit public associés à 2 points de PIB de déficit extérieur.

[7] Il était de l’intérêt du parti communiste chinois d’accueillir les capitaux américains à condition qu’il ne soit pas  réservé à l’alimentation du marché intérieur, et il était de l’intérêt du capitalisme américain de bénéficier de couts du travail faible. Comme il a souvent été dit la « Chiamérique » était l’alliance de Wal- Mart et du Parti communiste chinois.

[8] Renversement partiel tant il est vrai que l’impot existe encore.

[9] Cf. Jean Claude Werrebrouck dans la revue Médium : « La loi d’airain de la monnaie » N° 34, p 101-119.

[10] Cf. le site : « frapper monnaie ». https://frappermonnaie.wordpress.com/2012/07/16/un-post-chartalisme/

 

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6 octobre 2013 7 06 /10 /octobre /2013 22:00

 

Notre dernier texte « La compétitivité comme suicidaire panique collective » nous fait bien comprendre pourquoi les dettes publiques et privées sont devenues aussi importantes : elles sont  une compensation fondamentale  aux déséquilibres des échanges impulsés par la mondialisation. C’est la prise de conscience, d’abord brutale (en 2008), et aujourd’hui bien établie du caractère devenu himalayen de la dette,  qui a transformé les banques centrales et a fait de leurs « politiques non conventionnelles », la colonne vertébrale de leurs activités. Point de salut sans « Quantitative Easing ». Et il s’agit bien d’une planche de salut car, les évènements du printemps et de l’été dernier- notamment les atermoiements de la FED- ont  montré qu’il était impossible de revenir à la situation antérieure, c’est à dire de ne plus acheter sans limite de la dette publique et de ne plus acheter des titres privés démonétisés.

L’insuffisante demande globale planétaire issue de la mondialisation reste ainsi masquée par un « Quantitative Easing » dont on ne peut plus se défaire sans ruine mondiale. D’abord celle des banques, dont les actifs sont gonflés très artificiellement par la pompe des banques centrales. Ensuite celle des Etats, qui peuvent continuer à se financer par la garantie d’achat de la dette nouvelle à des taux très faibles. Enfin celle de l’économie réelle, qui certes ne bénéficie plus de crédits en quantité suffisante pour assurer l’accumulation, mais qui en premier lieu ne peut à priori plus être la victime secondaire d’un « bank- run » auquel est généralement associé une thésaurisation, et qui en second lieu continue de bénéficier d’énormes dépenses publiques. Au-delà, il faut aussi préciser que le « Quantitative Easing » permet aussi aux émergents excédentaires (Chine) de continuer leur croissance tandis que les déficitaires reçoivent une épargne en quête de rémunération attractive (Inde, Turquie, etc.)

Ainsi donc, quelques banques centrales sauvent le monde en acceptant ce pourquoi elles n’avaient pas été conçues. Jusqu’à quand ?

Logiquement, cette mondialisation engendrant de tels déséquilibres macro-économiques aurait dû connaitre un autre destin, et par exemple la Chine – poids lourd dans le phénomène – aurait dû connaitre une rapide ascension de son taux de change plutôt qu’un accroissement gigantesque de ses réserves en devises. Toute une littérature académique existe – autour de ce qu’on appelle «  l’effet Balassa- Samuelson »- pour expliquer que les pays émergents quels que soient les régimes de change adoptés, connaissent spontanément une pression à la hausse du taux de change. Or la Chine, en adoptant un système à rattachement plus ou moins fixe avec le dollar, a bloqué toute élévation du cours du Yuan et s’est constituée d’énormes balances dollars, converties pour l’essentiel en dette publique américaine.

Acte délibéré- politique par conséquent- pour maintenir un déséquilibre des échanges au regard des USA, avec une production nationale excessive par rapport à la demande interne, différence se soldant en achat de titres publics américains, qui permettent une production américaine alors même que la demande interne se fait insuffisante.

Très simplement, pour prendre l’exemple classique des énormes dépenses militaires américaines, c’est bien avec de la dette publique achetée par la Chine que le système militaro-industriel a pu fonctionner et trouver des débouchés, débouchés potentiellement beaucoup plus faibles si l’Etat fédéral avait maintenu un strict équilibre budgétaire.

 La « Chinamérique », ne fonctionnait sans crise de surproduction globale apparente que par la dette, et ce, pour le plus grand profit de la majorité des groupes  dominants dans les  2 pays. Ainsi La politique de développement et le maintien du groupe au pouvoir en Chine passait par une croissance reposant sur les exportations et la maitrise politique de son surplus, symétriquement les entreprises américaines s’implantant en Chine devaient bénéficier des bas salaires chinois.

Il faut donc comprendre, que cette dislocation planétaire propre à la mondialisation, suppose des taux de change adaptés, taux de change qui vont aussi développer des effets pervers sur une masse monétaire qui, théoriquement en très forte croissance (contrepartie de l’excédent extérieur), devra être contenue par toute une série de politiques de « stérilisation des liquidités ».

La logique de la mondialisation s’étant ainsi maintenue, les déséquilibres se sont rapprochés de l’insupportable pour les créanciers publics et privés, d’où la crise et la transformation en profondeur de la mission des banques centrales.

Cela étant un « Quantitative Easing » qui se pérennise faute de solutions à la crise développe des effets  pervers non négligeables.

 

Des effets pervers redoutables

 

Tout d’abord, la dette publique, bénéficiant de taux artificiellement bas aussi en raison des achats massifs des banques centrales, devient une matière première de mauvaise qualité pour tous les acteurs qui en font un minerai financier de base. Comment produire un actif financier performant, si une partie de la matière première est peu performante, et ce même si sa liquidité est quasiment garantie ? Le problème concerne la finance classique. Il concerne donc aussi les épargnants.

Il concerne aussi, ces autres grossistes en achat de dette publique que sont les compagnies d’assurance dont les bilans deviennent déséquilibrés, les engagements réels ou potentiels, n’étant plus suffisamment garantis par des titres à faibles rendements. Déjà, les assureurs parlent de répression financière et se disent victimes des politiques non conventionnelles des banques centrales. Ils sont d’ores et déjà tentés par des hausses de tarification. C’est donc aussi l’épargne, par exemple les contrats d’assurance vie, qui est concernée par les flux débordants de l’aisance quantitative.

Les banques sont à priori les grandes bénéficiaires, les actifs étant gonflés artificiellement. Toutefois la croissance étant faible, l’investissement même assorti d’un taux bas est peu justifié et surtout, son coût d’opportunité est beaucoup trop élevé par rapport aux activités directement ou indirectement spéculatives. Ainsi le montant des opérations de couverture ( 477 milliards de dollars/ jour à l’échelle du monde) s’accroit alors même que les flux d’investissements décroissent. D’où le maintien de bulles spéculatives gonflées avec la matière première fournie par les banques centrales.   Une matière première qui n'est pas exempte de coût en raison - tout au moins pour le LTRO européen- de sa contrepartie en consommation de collatéral devenu trop rare dans les échanges interbancaires.

 S’il est à priori impossible de ne pas accroître le flux de liquidités empêchant un approfondissement de la crise, existe-t-il un moyen de disposer d’un « Quantitative Easing » plus efficace et moins polluant ?

Les banques centrales savent qu’elles ne font que contenir la crise et cherchent à rendre plus efficace le « Quantitative Easing ». Ainsi la BCE réfléchit à une intervention directe sur les entreprises en leur accordant le crédit qu’elles peinent à trouver dans le réseau bancaire. Moins brutalement, elle pourrait essayer  de relancer la titrisation en se portant directement acquéreuse des crédits aux entreprises. Affaire à suivre.

Une autre possibilité est d’imaginer ce que certains appellent le « Quantitative Easing for the People » (QEP), idée reprise de façon surprenante par le président du régulateur financier britannique Lord Adair Turner. Il s’agirait d’un financement direct des ménages dont les comptes bancaires seraient crédités par les banques centrales.

Certains voient dans un tel financement le début d’un revenu de citoyenneté, revenu régulièrement évoqué depuis  plusieurs dizaines d’années. Un tel dispositif ne garantit pas une immunité globale et se trouve porteur de lourds effets pervers.

En premier lieu si de façon indirecte il apporte de la liquidité aux banques, celles-ci ne sont pas davantage invitées à investir et à réduire leurs inclinations spéculatives. En second lieu, aucune solution n’est trouvée au problème fondamental de la mondialisation qui est celui des déséquilibres. A l’inverse, il risque d’accroitre mécaniquement le flux des importations à proportion de la propension à importer des ménages. Poussé aux limites, le dispositif n’est évidemment pas viable macro-économiquement : Les émergents ne recevraient plus en paiement des excédents que des actifs trop visiblement démonétisés.

Au-delà des aspects juridiques – les banques centrales disposent de statuts interdisant le QEP- un réel problème politique se poserait, les citoyens n’étant pas rattachés à des banques centrales mais à des Etats. Sans compter que les banques centrales ne sont en aucune façon des espaces de délibérations citoyennes.

Le « Quantitative Easing » est donc une solution sans avenir, une solution qu’il faut pourtant porter à bout de bras le plus longtemps possible, faute de l’émergence sur les marchés politiques d’acteurs susceptibles de mettre fin à la mondialisation dans ses caractéristiques présentes.

Toutefois, il semble préparer la solution contre laquelle il est censé se battre, en nous rapprochant d’époques antérieures où la souveraineté monétaire- et souveraineté sans la loi d’airain de la monnaie- allait de soi, c’est-à-dire approximativement la seconde partie du vingtième siècle. C’est que l’indépendance des banques centrales – concept mensonger pour les lecteurs de ce blog –  se retourne dans les faits, puisque désormais les grands Etats se trouvent à nouveau financés à taux presque nul et ce pour des montants devenus illimités. Comme au beau milieu du vingtième siècle où chacun savait, qu’indépendance ou pas, publiques ou privées, les banques centrales validaient un rapport de forces -politiques/ finance- dans lequel le premier terme l’emportait largement sur le second. Et ce rapprochement est aussi celui des conditions faites à l’épargne : Après l’épargne libérée nourrie par la mondialisation et cette matière première qu’est la dette publique, épargne libérée qui faisait la fortune de toute une armada de conseillers en patrimoine, nous nous rapprochons de la répression financière tant dénoncée au cours des 30 glorieuses.

Les aventures lointaines du « Quantitative Easing   avancé » mènent -elles  à la reconquête de la souveraineté monétaire ? Mènent-elles au retour d’un stade- sans doute modernisé- des « Etat-Nations » ?

 

 

 

 

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23 mars 2011 3 23 /03 /mars /2011 07:46

Dans « Rapatriement de la dette et dé mondialisation », nous avions critiqué le plan de compensation inter Etats et inter créanciers, censé aboutir à la renationalisation de la dette. Ce plan, présenté par Rodolphe Müller et Pierre- Alain Schied, réapparait aujourd’hui avec d’autres propositions, sous d’autres formes éminemment intéressantes.

Qu’il s’agisse de la récente proposition d’Edouard Balladur, ou de celle tout aussi récente  de Jean Michel Quatrepoint, il existe un point de convergence qui est souligné : la nécessité d’échapper, au moins partiellement, aux foudres des  agences de notation. Objectif qui passe par la renationalisation de la dette, plus curieusement par l’élargissement de la clientèle du Trésor, et finalement par ce que l’on n’ose dire : une dose de dé mondialisation financière.

Edouard Balladur propose la création d’une classique caisse d’amortissement chargée de rembourser la dette publique. Au fond il s’agit de l’équivalent de la CADES, ou mieux, de la caisse créée par Poincaré en 1926. Cette dernière devait participer au retour de la confiance, au regard d’un déficit abyssal, en s’appuyant à l’époque sur les bénéfices de la SEITA (Société d’Exploitation Industrielle des Tabacs et Allumettes). La SEITA ayant disparue, il s’agirait d’alimenter la nouvelle caisse à partir de l’abondante épargne des français, et d’introduite à côté du classique livret A, un plan d’épargne relativement équivalent en terme de rémunération.

La proposition de jean Michel Quatrepoint écarte, elle, tout recours à une quelconque caisse, et privilégie  la vente directe de bons du Trésor aux ménages. Là non plus, rien de bien nouveau, la vente directe, étant plus ou moins la règle, avant la bancarisation de la société à la fin des 30 glorieuses. Désormais, existeraient 2 circuits de distribution et de transformation de la dette : l’actuel, qui procure en quelque sorte une exclusivité à l’industrie financière, avec grossistes (les SVT de l’Agence France Trésor), et les transformateurs revendeurs détaillants (banques, assurances, intermédiaires financiers) ; et le circuit court, ou direct, qui permet aux ménages de ne pas utiliser  les usines financières. L’exclusivité de fait, sinon de droit, de l’industrie financière dans la commercialisation de la dette, serait ainsi supprimée. On peut anticiper une forte résistance du secteur financier si un tel projet devait se concrétiser, avec notamment, on peut l’imaginer, le refus de la mise à disposition des  guichets des banques pour la vente au détail de bons du Trésor.

Sans entrer dans le détail de la chaîne  logistique de distribution du circuit court, on peut penser qu’un réseau considérable de revendeurs au détail existe déjà : guichets de beaucoup de comptables du Trésor, bureaux de postes, voire débitants divers qui déjà vendaient l’antique vignette automobile, et vendent encore des timbres fiscaux. Mais on peut aussi imaginer  davantage de modernité, avec notamment,  la possibilité pour les ménages, d’acheter de la dette publique en ligne. De la même façon que le commerce électronique a pu redessiner l’architecture de l’industrie du commerce, il pourrait en être de même pour  celle de la dette publique.

L’importance relative des deux circuits, qui restent à priori encore des modes marchés de gestion de la dette, dépend des choix des entrepreneurs politiques en termes de taux , de fiscalité, voire de quotas. Et choix qui doivent tenir compte des grands agrégats financiers. Les besoins 2011 du Trésor sont de 180 milliards d’euros, besoins qu’il couvre par les opérations de l’AFT, elles même surveillées par les marchés et les agences. L’épargne brute des ménages se montait en 2009 à 209 milliards d’euros. Il est donc clair que le second circuit, circuit court à imaginer, ne peut devenir hégémonique, sauf à négliger les autres utilisations possibles de l’épargne. Toutefois, l’objectif de renationalisation de la dette publique, est envisageable en dérivant plusieurs dizaines de milliards d’euros, du premier circuit vers le second.

Une telle opération, revient effectivement à casser le rocher de Sisyphe, et à rendre le poids de la dette plus supportable. Il y a bien élargissement de la clientèle du Trésor, qui voit sa zone de chalandise se renationaliser partiellement. Il y a donc bien début de dé mondialisation financière.

Il est toutefois clair que des effets pervers peuvent se manifester. S’il n’existe pas à priori de difficultés juridiques, la réussite du lancement du circuit court, est un impératif de crédibilité à ne pas manquer, à peine de turbulences sur le premier circuit. Tout échec de lancement, pouvant être interprété comme déficit de confiance, à effets contagieux sur le premier circuit. Mais l’effet pervers le plus évident est l’éviction. Si le déficit public n’entraine pas l’éviction en raison d’une émission de titres, qui n’absorbe que l’excès de liquidité, et laisse intact le volume de l’épargne préalable, il n’en va pas de même dans la perspective d’une renationalisation de la dette. Car la renationalisation, correspond à l’abandon d’une épargne étrangère, au profit d’une épargne nationale, dont le volume est resté inchangé. A titre d’exemple, si le circuit court porte sur 50 milliards d’euros que l’on dérive du circuit long, soit 180 milliards pour 2011, lui-même en provenance de non résidents à proportion  de 70%, cela signifie une ponction nette sur l’épargne nationale de 35 milliards d’euros. Sachant que cette épargne nationale fait l’objet de convoitises extrêmes -  partage conflictuel de la collecte du livret A et du livret de développement durable, entre la Caisse des Dépôts et les banques ; chasse à l’épargne incluse dans les bilans, aux fins de respecter les nouveaux ratios de solvabilité, imposés par Bâle III ; etc.   – le risque est d’aviver la tension sur les taux de l’intérêt.

A ce stade, il est  difficile de tirer un bilan coûts/avantages de la brisure du rocher de Sisyphe : d’un côté il peut y avoir desserrement de l’étau des agences de notation, mais celui de l’éviction peut se resserrer. Il est donc  impossible de prévoir quelle force l’emportera sur l’autre. Et de ce point de vue, les deux variantes du projet de renationalisation – variante Edouard Balladur, ou variante Jean Michel Quatrepoint – sont clairement équivalentes. Et assez clairement équivalentes en termes sociaux : que la rente se déplace depuis des non résidents vers des résidents, n’en change pas son poids, lequel est  toujours financé par les contribuables, et/ou utilisateurs de biens et services publics. Avec il est vrai, un réel changement au détriment de la finance, qui ne dispose plus de quasi droits d’exclusivité sur la matière première, et se voit concurrencée par un circuit court.

Il est au total difficile de casser le rocher de Sisyphe, en restant dans le carcan de la pensée dominante. Nous verrons dans une publication ultérieure, que c’est toutefois cette fin de l’exclusivité qui est porteuse d’un  avenir plus crédible.

Une autre façon de  diminuer la charge du rocher de Sisyphe serait de le « rogner » plutôt que de le «  casser ».

Il s’agit manifestement, de toutes les tentatives, qui tout en restant dans le cadre de la pensée dominante, flirtent à la frontière des deux modes possibles de  gestion de la dette : il s’agit de l’espace  de la restructuration. Espace large, allant de la renégociation sur des points de détails, jusqu’au défaut souverain, non pas subi, mais choisi. Limite extrême, marquant la volonté de siffler la fin du jeu du mode marché de la dette. Nous sommes présentement, entrés dans les zones basses du champ de la restructuration, avec en particulier, les récentes négociations et décisions concernant la Grèce. Ainsi le taux moyen sur capital prêté passe t’il de 5,2% à 4,2%, et les remboursements s’étendront sur 7 ans au lieu de 4. Ces zones basses se révélant rapidement insuffisantes, il faudra probablement aller plus loin, et atteindre les premières zones de répression financière. Ainsi Kenneth Rogroff imagine déjà des mesures plus brutales, telles des taux imposés à des fonds de pension ou des compagnies d’assurances. De telles mesures sont pourtant irréalistes, dans un espace entièrement homogénéisé par la mondialisation : la répression financière sur des taux , même modérée,  ne peut s’envisager que dans un univers fermé et hiérarchisé. Le rocher de Sisyphe ne se laisse pas rogner facilement. Il faut donc bien le briser….mais avec d’autres idées qui vont dans le sens de celles  d’Edouard Balladur et Jean Michel Quatrepoint…. tout en les dépassant radicalement. Ces idées seront prochainement développées sur le Blog.

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