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12 janvier 2024 5 12 /01 /janvier /2024 13:48

Notre texte[1] publié le 31 décembre dernier comportait un point essentiel : abandonner la voie sans issue de l’éternelle surveillance permanente des budgets publics au profit de la surveillance constructive de l’équilibre des comptes extérieurs. Cela passait par des renversements ambitieux : la fin de la domination des banques centrales et le retour du Trésor comme entité autonome et motrice d’une reconstruction. Cela passait aussi par la fin du paradigme de la compétition interétatique à celle de la coopération.

Ce texte était aussi le point d’aboutissement d’une série d’autres articles insistant sur les points suivants :

- la montagne vertigineuse des nouveaux enjeux qui se portent à l’échelle du monde, donc aussi à la civilisation occidentale et à la France en particulier[2] 

-  l’impossibilité radicale d’y faire face en pérennisant une  logique « d’overdose » d’endettement classique[3 

- l’urgente nécessité de dé financiariser nombre d’activités, avec au final la nécessité de passer, au moins à l’intérieur de l’UE, d’une architecture institutionnelle porteuse d’un affaissement des nations à celle d’une association d’Etats souverains démocratiques[4].

Le présent papier apporte un complément sur l’importance d’une révision radicale de la gestion budgétaire dont nous disions qu’elle devait quitter le champ de l’idéologie de la dette.

1 -  La gestion budgétaire dans l’ancien fordisme.

 A l’époque du fordisme classique, la gestion du budget ne portait que fort peu sur l’aide à la  compétitivité des entreprises. Au-delà des grandes infrastructures construites par l’Etat, ce dernier s’intéressait moins à la qualité de l’offre globale qu’à la quantité de la demande globale. Parce que nourrie par des gains de productivité très élevés (de l’ordre de 5% l’an) l’offre globale était en quelque sorte naturellement compétitive. Le cas échéant, la souveraineté sur le taux de change pouvait l’y aider. Par contre, il fallait assurer le déversement des gains de productivité en garantissant la demande globale. La construction d’un immense Etat Providence fut ainsi une assurance de débouchés avec pour effet ultime l’édification d’une immense classe moyenne[5]. Nous sommes dans ce qu’on appelait, il y a bien longtemps, les trente glorieuses…

2 - La gestion budgétaire dans le nouveau monde.

 Sans revenir sur le pourquoi et les détails de l’édification du mondialisme dont l’UE devait en être le modèle réduit le plus parfait, il est clair que la gestion budgétaire allait changer de manière radicale. Désormais les Etats ne sont plus des aménageurs d’une demande globale qu’il faut développer, mais des contributeurs d’une offre globale compétitive. Et l’UE avec la monnaie unique va devoir devenir très sourcilleuse sur la bonne  gestion budgétaire. Le déficit public, qui naguère s’évanouissait par une fiscalité elle-même nourrie par la très forte croissance engendrée par les gains de productivité, devient l’objet d’une surveillance accrue. Il est apprécié en ce qu’il nourrit la finance (les bons du Trésor sont la matière première indispensable de la multitude des contrats financiers[6]) mais il n’est réellement et durablement toléré que s’il s’inscrit dans des limites raisonnables[7] et repose sur une baisse des prélèvements obligatoires. Par contre, il n’est guère apprécié s’il repose sur la hausse de la dépense publique, laquelle vient concurrencer des activités privatisables et financiarisables. Propos qui méritent quelques explications.

Parce que dans la mondialisation, et plus encore dans l’UE, il n’y a plus de frontières il faut se révéler compétitif. Il n’y a plus à nourrir une demande globale qui risquerait de se manifester par un supplément d’importations et de chômage. Il y a à contribuer à la musculation des entreprises et donc concourir à une politique dite d’offre compétitive.

        * Compétitivité par baisse de la pression fiscale

Une façon de procéder est bien évidemment la baisse de la pression fiscale, laquelle augmente directement les marges et au final la rentabilité globale. De ce point de vue, les Etats qui ont perdu leurs frontières maintiennent encore la distinction entre  un « dedans » et un « dehors », ce qui entraîne leur mise en concurrence dans la course à la baisse de la pression fiscale. La concurrence entre les entreprises est aussi une course aux fins d’amaigrissement des Etats. Et de ce point de vue la bataille est rude pour empêcher une cartellisation des Etats lesquels verraient possiblement un intérêt à ce que, par exemple, les bénéfices soient imposés proportionnellement à l’endroit où les ventes sont réalisées. De ce point de vue le cartel du pétrole (OPEP) est plus facile à réaliser que celui de la fiscalité. La cartellisation des Etats est d’autant plus difficile qu’il y a désormais libre circulation du capital, ce qui met en concurrence près de 200 Etats travaillés par une industrie de la finance employant plusieurs milliers d’avocats, comptables, consultants, tournés vers l’aide des plus fortunés et des moins scrupuleux.

Dans ce contexte l’Etat français n’a pas cherché à cartelliser et s’est plié à la nouvelle logique : baisse des impôts sur les bénéfices, baisse des impôts de production, affaissement de la fiscalité sur le capital, CICE, acceptation des « délocalisations fiscales » y compris à l’intérieur de l’UE (Irlande, Luxembourg), etc. L’Etat français ira même au-delà et pratiquera ouvertement une politique de baisse des charges sociales le tout agrémenté d’une politique de subventions sous formes diverses et totalisant selon REXCODE entre 6 et 9,6% du PIB, ce qui est considérable.

Et la pression s’accroit dans un contexte européen qui procède par élargissement et non par approfondissement. Ainsi le passage à 27 Etats en 2004 devait accroître la pression sur la compétitivité par l’adjonction d’Etats (pays de l’Est) aux normes salariales très inférieures à celles de l’Europe occidentale. Que dire de l’accueil de l’Ukraine dont on voit déjà les problèmes posés par une compétitivité agricole très supérieure à celle de la Pologne, de la Hongrie, etc. ? Au total, la recherche de compétitivité par baisse des prélèvements fiscaux est et sera toujours insuffisante…La seule voie possible étant la cartellisation et la perspective d’un grand Etat mondial. Hypothèse très irréaliste…

            * Compétitivité par baisse de la dépense publique

Elle est à priori encore plus difficile à réaliser car électoralement plus dangereuse. Il s’agit ici de diminuer le périmètre de l’Etat Providence : réduction/ financiarisation des prestations sociales, réduction/privatisation/financiarisation des services publics, privatisation/financiarisation du système de santé. Dans ce cas, l’Etat gère une politique de l’offre en se retirant et en offrant des parts de marché à l’offre privée. De quoi retrouver le député/ économiste Frédéric Bastiat dans son combat contre les Etats au 19ième siècle.

 C’est bien évidemment le cas du marché de l’électricité venu largement détruire EDF[8]. C’est le cas du système de soins avec retrait des structures publiques qui se cantonnent aux cas difficiles - d’où ce qu’on appelle la « dégradation du service public» et élargissement continu des structures financières, type capital- investissements, qui sélectionnent leurs activités. Par lobbying très actif, notamment auprès des autorités européennes, les apporteurs de capitaux ont réussi à prendre le contrôle de structures dont la réglementation imposait jusqu’ici la direction par des professionnels de santé[9]. De quoi transformer demain des médecins ou dentistes en « cadres moyens taylorisés» de structures entièrement financiarisées. Dans la pratique, nombre d’établissements sont ainsi privatisés et participent à l’émergence de grands groupes complètement financiarisés (Ramsay). C’est le cas des cliniques, de nombreux EHPAD et d’une partie de la sphère médico-sociale. Notons toutefois qu’il s’agit le plus souvent de fausses privatisations, les structures correspondantes jouissant d’une enveloppe  juridique privée alors que le financement reste largement public. Comme quoi le retrait du périmètre des Etats est une opération très difficile : à la ponction financière sur les déficits, vient s’ajouter la ponction  sur les fausses privatisations (pensons par exemple à Orpéa).

Pour des raisons aussi culturelles[10] déjà entrevues sur le blog , la France se trouve en particulière difficulté dans une course à la baisse de la dépense publique qu’elle n’arrive pas à concrétiser : augmentation des emplois publics locaux qui pour beaucoup correspondent à une forme du traitement social des effets du chômage industriel, et surtout augmentation considérable des dépenses de santé et de retraites provoquées par le vieillissement de la population. A cela, il faut ajouter que les efforts de rationalisation/privatisation se sont déroulées par développement d'une considérable bureaucratie  que l'on retrouve dans nombre de branches et surtout dans les dépenses dites sociales, en sorte que le "front office" visible est devenu handicapé par la lourdeur croissante du " back office" invisible ("marché de l'énergie", Hôpital, social, médicosocial, etc.). Comme quoi des gains de productivité microéconomiques espérés sont engloutis par les pertes de productivité non comptabilisées à l’échelle micro économique. Ajoutons comme exemple emblématique le cas des facultés de médecine en France qui toutes vont fonctionner à rendements décroissants sur de très longues périodes de temps (division par 3 du numérus clausus entre 1972 et 2000 et qui simultanément vont bénéficier des largesses du "plan Université 2000").

 Au total les dépenses de l’Etat régalien sont durablement stabilisées voire en diminution (pensons à l’armée), ce qui pour une population en croissance correspond à une dégradation du service public (pensons aussi à la justice). Par contre celles de l’Etat social augmentent malgré les tentatives de rationalisation/ privatisation. Ainsi on passe de 266,9 à 317,7 milliards d’euros entre 2019 et 2022 pour les dépenses de santé, et de 346 à 375,6 milliards d’euros entre les mêmes dates pour les dépenses de retraites. Plus globalement les dépenses de protection sociales passent de 761 à 849 milliards d’euros entre ces mêmes dates et représentent aujourd’hui près de 33% du PIB.

 3 - Une gestion budgétaire dépassée à dépasser

La grande transformation de la gestion budgétaire se solde pour la France par une baisse de la pression fiscale nette de subventions et une impossibilité de voir baisser la dépense publique malgré les tentatives de rationalisation/privatisation et les difficiles réformes des retraites. Il en résulte un déficit budgétaire constant, considérable, et donc difficilement gérable. Globalement, l’Etat français cherche à jouer le jeu de la compétitivité mais la démarche est quasi impossible dans le contexte mondialiste et européiste d’un interdit de solidarité entre Etats et d’un mur électoral qui interdit une dévaluation massive des retraites dont les titulaires représentent 40% des électeurs, dévaluation couplée à une autre tout aussi massive correspondant aux dépenses de soins. Le modèle culturel français vient ici bloquer le politique dans son aventure mondialiste et européiste.

Globalement, l’Etat français ne peut faire face à l’impératif de compétitivité tout en prenant des risques au regard d’un déficit public beaucoup plus élevé que dans le reste de l’UE. Sa dette publique est encore appréciée dans sa fonction de collatéralisation « sûre » dans les contrats financiers[11], mais tend à devenir trop élevée. La France est donc bien dans une nasse, une situation où elle se trouve désarmée face aux immenses contraintes géopolitiques et environnementales dans laquelle elle se situe parmi d’autres pays qui ne sont pas dans une situation significativement meilleure. C’est la raison pour laquelle nous retrouvons le projet/programme de changement radical de paradigme exposé dans « Construire la colonne vertébrale d’une France renaissante »[12]

Cela passe, comme exposé dans l’article susvisé, par la disparition autoritaire de la dépendance financière, le retour d’un Etat créateur de monnaie[13]…qui ménage l’euro en raison des contraintes géopolitiques majeures du moment. Un tel dispositif, qu’il faut évidemment négocier, déplace les contraintes sur un nécessaire équilibre des comptes extérieurs à co-construire dans une coopération entre nations souveraines. 

                                                                    


[1] http://www.lacrisedesannees2010.com/2024/01/construire-la-colonne-vertebrale-d-une-france-renaissante.html

[2] http://www.lacrisedesannees2010.com/2023/12/la-reconstruction-passe-par-une-bonne-dose-de-de-financiarisation.html

[3] Soulignons que la hausse du taux d’épargne (16% contre 14 avant la pandémie) et celle des marges (32,5% de la valeur ajoutée) sont très loin des pharaoniques besoins d’investissements.

[4] http://www.lacrisedesannees2010.com/2023/12/le-socle-de-tout-programme-electoral-serieux.html

[5] http://www.lacrisedesannees2010.com/2021/12/le-redressement-de-la-france.html

[6] Il est selon la règlement 648/2012 – directive dite « EMIR »- la matière première de base exigée dans les chambres de compensation sur tous les dérivés.

[7] Cf les règles budgétaires de l’UE.

[8] On pourra ici se reporter sur tous les articles du blog consacré à l’électricité. Voir notamment : http://www.lacrisedesannees2010.com/2022/10/edf-la-dialectique-du-demantelement-et-de-la-nationalisation.html

[9][9] Loi du 13 juillet 1975, article L753-760 et décision de la cour de justice européenne du 16 décembre 2010

[10]http://www.lacrisedesannees2010.com/2020/04/pour-sortir-de-la-crise-mettre-fin-a-la-schizophrenie-de-la-france.html.  http://www.lacrisedesannees2010.com/article-independance-des-banques-centrales-et-paradigmes-culturels-117604632.html

[11] CF la directive EMIR déjà citée.

[13] Un peu comme le propose la très américaine « Théorie Monétaire Moderne » avec Stephanie Kelton dans son ouvrage: « Le Mythe du déficit » (Les Liens qui libèrent, 2021) ou d’une  façon plus classique avec Jezabel Couppey Soubeyrand dans son futur ouvrage chez le même éditeur : « Le pouvoir de la monnaie », ouvrage co écrit avec Pierre De Landre et Augustin Sersiron. Publication ce 17 janvier 2024

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20 octobre 2023 5 20 /10 /octobre /2023 09:07

La circulation de l’argent entre les divers acteurs du jeu économique reste compliquée et donc coûteuse pour la collectivité. Elle était naturellement compliquée et coûteuse à l’époque de la monnaie métallique. Elle le restera avec l’apparition des billets de banques. Elle le restera encore à l’époque des chèques et cartes de paiement. Elle le reste aujourd’hui avec le téléphone devenu porte-monnaie. Encore aujourd’hui la mobilité de l’argent suppose des intermédiaires chargés de sa circulation sécurisée. Il faut en général au moins 2 banques, l’une faisant déplacer l’argent d’un compte à débiter vers l’autre qui va le recevoir et ainsi créditer un autre compte. Et comme la circulation de l’argent est le fait d’une multitude d’acteurs différents, rien ne dit qu’elle sera, à chaque instant équilibrée pour chacune des banques mobilisées. Ainsi la banque A peut devoir créditer des comptes pour un montant supérieur à ce qu’elle devra débiter sur d’autres comptes. Si elle-même ne dispose pas de suffisamment de liquidités apparaissant sur un autre compte dont elle est titulaire, elle devra emprunter auprès d’autres banques qui, elles, ont la chance de connaître un solde excédentaire sur les opérations décidées par les acteurs économiques. Plus simplement exprimé, la circulation de la monnaie dans une infrastructure faite d’entités indépendantes - les banques- connaissent des fuites ou innondations monétaires permanentes qu’il faut en permanence contrôler. Face à la circulation nécessairement désordonnée des ordres des acteurs économiques, il faut donc créer un marché où vont s’échanger les créances et dettes de l’instant. Concrètement, cela s’appelle encore aujourd’hui le marché monétaire. Les coûts correspondants à cette circulation faisant intervenir ces intermédiaires que sont les banques sont au fond des coûts de logistique, des coûts de transport. D’autres coûts interviennent car l’argent se métamorphose et peut prendre la forme d’espèces, voire de devises étrangères. D’où la présence d’un autre intermédiaire qui sera la banque centrale elle-même productrice des dites espèces. Cela suppose donc que les banques soient titulaires d’un compte à la banque centrale, compte qui pourra aussi être utilisé dans la gestion de la circulation de la monnaie entre banques. Ainsi quand la banque A devient momentanément déficitaire vis-à-vis de la banque B en raison des décisions d’échanges entre les acteurs économiques, la banque centrale pourra débiter le compte de A et créditer celui de B. Encore des coûts de simple logistique et de transport. Et bien sûr on peut imaginer que les distributeurs d’espèces qu’il faut alimenter, sécuriser et entretenir sont un élément important dans la chaine des coûts.

Les nouvelles technologies peuvent bien sûr assurer des gains de productivité et par exemple les banques en lignes sont censées alléger la chaîne des coûts. Elles restent toutefois bloquées par l’architecture générale supposant l’existence de comptes dans des établissements en concurrence. Elles le sont davantage encore avec la difficile gestion des espèces.

Mais le problème se complique car les banques qui assurent la circulation de l’argent se servent aussi de cet argent comme matière première d’accroissement de la valeur et donc de profit. Nous y reviendrons.

En attendant, un examen lucide du circuit compliqué de la circulation de la valeur mais aussi des règles correspondantes,  nous invite à suggérer l’éviction des banques au profit de la seule banque centrale. En effet, on peut imaginer que cette dernière fasse disparaître les très couteûses espèces au profit d’un porte-monnaie électronique, mais aussi fasse transférer tous les comptes de tous les acteurs économiques dans sa propre comptabilité. Que l’on soit entreprise, ménage, institution financière ou même Trésor public, tous disposeraient d’un compte à la banque centrale devenue infrastructure unique de circulation de la valeur. Une telle révolution ferait évidemment largement disparaître le marché monétaire. Simultanément, la chaine logistique plus légère serait aussi complètement sécurisée. En particulier il n’y aurait plus de « bank-run » , c’est -à- dire des moments de panique au cours desquels chacun se précipite au guichet pour retrouver son capital. En effet, la banque centrale ne peut connaître, par construction, de risque d’insolvabilité.

Comment du point de vue des acteurs économiques un tel dispositif fonctionnerait ?

1 - Une banque centrale assurant le fonctionnement du réseau monétaire.

Toutes les relations des entreprises avec leurs correspondants relèveraient d’un jeu d’écriture entre leurs comptes à la banque centrale et les comptes de tous les correspondants situés eux-mêmes à la-dite banque centrale. Chaque écriture se matérialisant par un débit et un crédit d’un même montant au passif de la banque. Cela signifie que la circulation monétaire n’en transforme pas son montant. La nouvelle banque centrale devient ainsi le logisticien unique dans la circulation monétaire. On passe ainsi d’un réseau fragmenté par l’existence d’une pluralité bancaire - une fragmentation risquée en raison de possibles maillons faibles - à un réseau unique et complètement sécurisé. Les titulaires d’un compte à la Banque centrale - en principe tous les acteurs du jeu économique- ne sont plus de simples créanciers pouvant perdre leurs avoirs liquides mais de réels propriétaires. Les droits de propriété sur la monnaie sont enfin garantis.

Au niveau international, la banque centrale gère les entrées et sorties de devises. Elle crédite et débite un compte en devises pour chaque entité et bien évidemment se trouve actrice sur le marché des changes. Le marché monétaire largement disparu au niveau interne reste au niveau externe et donc un marché monétaire entre banques centrales persiste.

2 - Statut des nouvelles banques.

Les banques désormais dépourvues de toute responsabilité en matière de logistique monétaire et des coûts correspondants peuvent continuer à développer leurs autres activités donc en particulier les opérations de crédit. Un crédit à un particulier ou entreprise se matérialiserait par un crédit au bénéficiaire sous la forme, d’un abondement sur le compte du particulier ou de l’entreprise figurant au passif de la banque centrale, et d’un débit sur le compte de la banque à la banque centrale. Nous constatons ici que le crédit n’est en aucune façon porteur de création monétaire, ce qui n’est pas le cas des opérations de crédit dans la configuration présente de l’architecture monétaire et financière. Rappelons en effet qu’aujourd’hui, un crédit est un abondement de compte qui se matérialise par une création monétaire. Et cette création monétaire en vue d’un profit (le taux de l’intérêt associé) peut s’opérer tant que la banque responsable du crédit ne se trouve pas gênée par une entrée en déficit permanent vis-à-vis des autres banques sur le marché monétaire. En effet une création monétaire massive de la part d’une banque crée mécaniquement une fuite de monnaie vers d’autres banques (le bénéficiaire du crédit effectue des paiements envers des acteurs disposant de comptes sur d’autres banques). Dans le nouveau dispositif proposé, les banques peuvent consentir  des crédits, mais seulement à partir de leur compte à la banque centrale, un compte qui sera débité pour créditer le compte du client. Bien évidemment, une banque pourrait solliciter un prêt à la banque centrale aux fins d’élargir son activité de distribution de crédits, mais une telle opération est une création monétaire de la banque centrale et non de la banque elle-même. On constate donc que la nouvelle logistique monétaire coupe la fonction bancaire traditionnelle : les banques ne peuvent plus créer de monnaie. La conclusion est donc qu’elles deviennent des établissements financiers comparables aux établissements non bancaires.

3 -  Le Trésor.

Toutes ses opérations figurent sur le bilan de la banque centrale, laquelle crédite les bénéficiaires de la dépense publique et débite les sommes correspondantes sur le compte du Trésor. Si le Trésor s’endette, le montant emprunté sera crédité sur son compte et va correspondre à des débits sur les comptes à la banque centrale de ceux des acteurs qui auront acheté de la dette publique. Sans création monétaire nouvelle par la banque centrale, l’endettement du Trésor correspond à une épargne de la part des autres acteurs. Précisément, comment désormais concevoir la création monétaire ?

4 - La nouvelle création monétaire.

Répétons que la création monétaire est jusqu’à présent le fait des banques et de la banque centrale. Logiquement, elle contribue à développer la croissance  sauf comme ce fut le cas avec les QE   où la monnaie supplémentaire reste stockée dans les systèmes financiers et ne font qu’alimenter une logique de casino.

Si dans le nouveau système, la banque centrale ne devait pas créer de monnaie la croissance serait freinée par la rareté monétaire. L’expression monétaire de chaque marchandise serait amenée à décroître, d’où un risque de déflation et de thésaurisation : pourquoi acheter et investir dans un monde où les actifs correspondants vont perdre de la valeur ? La banque centrale nouvelle formule se trouverait ainsi chargée d’une croissance de la masse monétaire adaptée à la croissance économique elle-même. N’étant que le grand logisticien de la circulation de la valeur, elle ne pourrait créer de la monnaie pour elle-même et devenir agent investisseur. Il faudrait donc qu’elle abonde les comptes figurant à son passif pour créer de la monnaie et autoriser la croissance. Bien évidemment, le volume créé tient aussi compte des relations économiques internationales, relations  pouvant introduire des fuites de capitaux en cas d’émission excessive.

Bien sûr la banque centrale pourrait créditer le compte du Trésor, un abondement sans dette correspondante et donc sans charge de la dette pour lui et les contribuables. Bien évidemment un contrôle démocratique doit être mis en place pour éviter tous les opportunismes politiques concernant des dérives vers les facilités monétaires. La règle de base étant que la contribution au Trésor privilégie les seuls investissements collectivement discutés. Une autre règle de base serait que les contributions au trésor soient muselées par la croissance économique réelle.

Dans un cadre semblable, la banque centrale serait autorisée à abonder les comptes des banques classiques. La création de monnaie correspondante au profit du système bancaire se trouverait quantitativement limitée au taux de croissance de l’économie réelle. Et une limitation à l’intérieur d’une fourchette afin d’autoriser des actions de régulation de la conjoncture. Les banques bénéficieraient d’un traitement égal, ce qui veut dire un abondement monétaire proportionnel à la part de marché de chaque banque. Les banques seraient évidemment libres de négocier les prêts avec les demandeurs de crédits. Rationaliser l’infrastructure monétaire n’est pas mettre fin à la concurrence et au libéralisme. Comme RTE (gestionnaire du réseau de transport de l’électricité) dispose du monopole de transport de l’électricité sans mettre fin à la concurrence entre producteurs, la banque centrale disposerait du monopole de transport de la monnaie sans toucher aux règles de la concurrence.

Ajoutons que les banques seraient aussi autorisées à négocier des emprunts auprès de la banque centrale comme auprès de tous les acteurs économiques. La fonction d’intermédiation traditionnelle serait donc garantie.

  1. - Le bilan coût /avantage du modèle proposé.

Il est un coût considérable pour la finance qui verrait une réduction draconienne de son terrain de jeu : impossibilité de transformer le bien commun qu’est la monnaie en matière première privée providentielle et porteuse de profit ; forte limitation du poids de  la gestion de la dette publique, le Trésor pouvant emprunter à la banque centrale, mais pouvant aussi recevoir de la monnaie sans dette. Au-delà, il est évident qu’une partie de la machinerie bancaire deviendrait complètement inutile.  Nous n’entrons pas ici dans le débat sur la banque universelle, mais il est clair qu’une telle transformation y mettrait fin..

Il est un avantage pour les piliers de l’économie réelle : répercussions sur la fiscalité de la baisse du coût des activités du Trésor ; possibilité de financer sans dette la « réparation » de l’environnement : aspect fondamental car il est aujourd’hui impensable de rembourser un capital (coûts de la protection du climat, de l’environnement, etc.) avec les intérêts correspondants alors qu’il n’y a pas de production supplémentaire ; probable diminution globale du coût de l’endettement avec marges de compétitivité plus importante à l’international, et donc perspectives alléchantes en termes d’IDE.

Il est aussi un avantage pour les ménages : la monnaie figurant sur les comptes bancaires cesse de n’être qu’un créance, toujours porteuse de risque et redevient la pleine propriété de ses détenteurs.

Plus globalement le projet est adaptable aux grands choix sociétaux : il est libéral au sens classique, et il peut devenir l’outil d’un réel interventionnisme…avec le risque qu’un déficit de contrôle démocratique puisse le transformer en un outil du totalitarisme. De ce point de vue, nous recommandons de suivre de près les travaux présents des banques centrales dans le projet MDBC (monnaie digitale de banque centrale).

Pour notre part nous souhaitons simplement que la monnaie renoue avec son caractère de bien commun.

 

 

 

 

 

 

 

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16 septembre 2023 6 16 /09 /septembre /2023 14:26

 

On sait que la Chine est le pays le plus avancé dans le projet de construction d’une monnaie digitale de banque centrale. Beaucoup d’autres pays suivent, mais sans doute avec beaucoup de réserve. Nous tentons ci-dessous d’expliquer que ce qui n’est encore qu’un chantier ne relève pas d’une simple question de technologie monétaire.

Les merveilles de la nouvelle monnaie

D’une certaine façon, le projet relève de la simple rationalité : les technologies du numérique autorisent une circulation de la valeur bien plus performante et le porte- monnaie électronique que l’on va construire, facilite les opérations des usagers, évite les difficultés des banques face à la gestion de la multiplicité des outils monétaires et surtout, évite les crises type bank-run. Il n’existe plus de problème de liquidité et la question de la réserve de la valeur ne se pose plus…si toutefois les porte-monnaie sont garantis par les banques centrales contre le risque d’inflation…

Mais une vraie question se pose, peut-être en Chine, mais beaucoup plus fondamentalement dans les pays démocratiques. Quel sera le périmètre d’activité de cette monnaie numérique de banque centrale ?

Dans les pays occidentaux, il est impensable que la nouvelle monnaie - relevant pourtant d’une efficience plus grande - devienne concurrente des dépôts bancaires classiques. Si, en effet, les divers acteurs choisissent le porte-monnaie électronique de banque centrale, le passif des banques s’évapore :  la loi de Gresham fonctionne à l’envers et la bonne monnaie chasse la mauvaise. Dans un tel scénario, une demande de crédit de la part d’un client suppose que la banque concernée dispose d’un compte suffisant à la banque centrale. Il n’est plus question de brandir la création monétaire classique et les banques centrales deviennent seules émettrices de monnaie. Les banques qui ont toujours vu les billets comme un fléau - une conversion coûteuse des comptes venant aussi limiter le périmètre de la création monétaire gratuite - voient dans les porte-monnaie électroniques un ennemi autrement redoutable. C’est que les clients qui savent que la partie compte courant de leurs avoirs n’est qu’une créance et non un avoir sécurisé, n’hésiteront pas à choisir la nouvelle monnaie banque centrale a priori aussi sécurisé que les billets.  En allant plus loin, il parait évident que si les monnaies numériques de banques centrales ne sont pas tenues en laisse par le politique, il y a disparition d’un système bancaire devenu l’équivalent des diligences lors du développement de l’automobile. C’est ce débat concernant les modalités de la laisse qui retarde le projet de monnaie numérique de la BCE.

Les temps anciens : ce que nous dit le « big bang » monétaire et ses enchaînements

Et de ce point de vue une monnaie numérique devenue monopole correspondrait à la monnaie imaginée par les premiers Etats voici plusieurs milliers d’années. Sans revenir à l’histoire de la monnaie, il faut savoir que c’est le métal précieux qui fut choisi par les dirigeants politiques de l’époque, des dirigeants qui vont imposer le paiement de l’impôt en or, qui vont monopoliser la création monétaire, en fixer le nom et l’unité de compte. Historiquement, la monnaie est un fait du pouvoir politique très vertical. A l’époque, la nature guerrière des Etats impose de veiller à la liquidité, les dettes de guerre donnant lieu à des paiements en métal. On sait aussi que beaucoup plus tard nous arriverons à une technologie monétaire autorisant, comme aujourd’hui, la création monétaire gratuite par le secteur privé c’est-à-dire les banques. En effet, - des acteurs vont devenir dépositaires de métal contre des certificats d’or, eux-mêmes ancêtres de la monnaie de papier que l’on veut faire disparaître aujourd’hui. Ces mêmes acteurs en se livrant à des opérations de crédit papier vont devenir eux-mêmes créanciers du prince et vont faire naître ce qu’on appelle encore aujourd’hui la dette publique. A partir de ce moment, le fait monétaire cesse d’être le fait d’un pouvoir vertical pour devenir horizontal. Et une horizontalité qui va consacrer la victoire de la finance sur le politique en allant progressivement et concrètement jusqu’à ce qu’on appellera beaucoup plus tard l’indépendance des banques centrales.

La nouvelle technologie va-t-elle changer le monde ?

Si l’on en revient à la monnaie digitale des banques centrales, on voit tout de suite qu’il s’agit d’une technologie de rupture et d’un possible retour à la complète verticalité. De ce point de vue, la Chine est beaucoup plus adaptée à ce nouvel ordre. Si malgré une stratégie de ruse ou de nécessité, elle s’est développée selon un ordre monétaire proche de celui de l’occident, avec banques classiques, banques universelles, régulation de type occidentale, banque centrale, etc., elle est parfaitement  capable de tout faire disparaître au profit de sa seule banque centrale en totale fusion avec l’Etat lui-même. De quoi faire naître un monde sous contrôle total et en revenir aux formes monétaires des premiers Etats en formation. Avec une différence, alors que dans les premières tyrannies la monnaie restait discrète pour les échangistes au regard du pouvoir, la monnaie numérique ne l’est pas et toutes les transactions se font sous le regard d’une banque centrale devenu bras de l’Etat

L’Occident, en raison de son histoire et de sa marche vers l’horizontalité, dispose d’un système  monétaire et financier ne pouvant subir une telle transformation. C’’est la raison pour laquelle les banquiers  exigent des producteurs de l’innovation, des mesures de protection qualitatives ou quantitatives. Par exemple un engagement de limitation du volume des porte-monnaie, limitation assurée par les prix (taux d’intérêt négatif sur les stocks de monnaie digitale) ou par les quantités (plafond de création de monnaie). 

On peut pourtant se demander si -malgré un lobbying très actif de la part du système financier- la nouvelle technologie porteuse d’efficience plus grande ne l’emportera pas, ce qui mettrait  en grande difficulté le système. Bien évidemment la nouvelle monnaie même rendue hégémonique ne tue pas la finance et les banques comme le shadow banking peuvent survivre. Ainsi les opérations de crédit peuvent se maintenir. Toutefois, nous tombons sous le « 100% monnaie » et la fin de la « monnaie dette ». Par exemple, tout crédit par un établissement financier se traduirait par un débit du compte de l’établissement au passif de la banque centrale et un crédit sur le compte du bénéficiaire, compte figurant lui aussi au passif de la banque centrale. Il n’y a plus d’augmentation du bilan et donc aucune création monétaire. De fait, il n’y a plus de banque classique ou universelle. Seuls subsistent les établissements financiers.

Cette fin de la « monnaie dette » réduirait ainsi considérablement le poids de la finance dans l’économie. Le changement de technologie monétaire n’implique pas la disparition des divers métiers, y compris les divers domaines de la spéculation  et les métiers de titres. Toutefois, elle en réduirait considérablement un volume jusqu’ici nourri par les facilités de la maîtrise de la création monétaire. Dans le même temps, la banque centrale  deviendrait le pôle central de la circulation monétaire avec probablement l’apport de la sécurité : les bank-run ne sont plus possibles et l’endettement public n’est plus cause de crises.

Comme toujours les technologies nouvelles sont porteuses de difficultés et de solutions. La monnaie numérique peut tout aussi bien aggraver les désordres du monde ou à l’inverse lui configurer de nouvelles opportunités. Et ces opportunités peuvent elles-mêmes aggraver les totalitarismes (Chine) ou à l’inverse apporter une solutions aux graves défauts d’une finance devenue incontrôlée (Occident).

 

 

 

 

 

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16 août 2023 3 16 /08 /août /2023 12:40

« Il n’est pas contraire à la raison que je préfère la destruction de l’humanité à une égratignure de mon doigt ». Cette phrase que l’on doit à David Hume - grand inspirateur d’un Adam Smith s’apprêtant à écrire sa « Théorie des sentiments moraux » -  est probablement d’une cruelle actualité. C’est aussi dire que la guerre en Ukraine, s’ajoutant elle-même à une crise environnementale globale, va probablement redessiner le visage du monde. Du même coup, elle devrait inspirer toute démarche s’intéressant à l’avenir de la France.

Jusqu’ici le monde semblait devenir plus plat et l’utilisation méthodique du paradigme de l’économie était censée permettre la fin des conflits. La solidarité mondiale des chaînes de la valeur elles-mêmes mondialisées devait constituer la trame de la paix perpétuelle chère à Emmanuel Kant.

On sait maintenant que ce paradigme, utilisé sans nuances – pensons à l’Allemagne- était erroné car incapable de prendre en considération la complexité d’un monde décrypté par un Edgar Morin. La théorie du libre-échange et de ses avantages déjà amorcée par David Ricardo s’est pleinement épanouie avec la mondialisation construite à partir de traités relevant tous de cette théorie. Rien ne devait contrarier son application et même les Etats étaient censés se retirer des éventuels litiges commerciaux : le régalien devait se taire face à la liberté contractuelle. On sait maintenant, et on saura probablement davantage demain, que les futurs traités devront laisser une place prioritaire au régalien et à la puissance : protection technologique et souci stratégique comme principes prioritaires. Moins d’extraversion constatée et plus d’auto-centrage décidé, et pas simplement avec des nudges. Le paradigme économique ne pourra s’épanouir que dans l’étau  d’un grand retour des Etats. A ce titre, son axiomatique devra évoluer. Les rugosités géopolitiques sont  appelées à l’emporter sur les platitudes d’un paradigme qui voyait dans les Etats un fossile à faire disparaître. L’économie redeviendra Economie Politique.

Les questions environnementales et leur approche vont dans le même sens. Pendant des décennies, il fut considéré que le paradigme économique n’avait pas à intégrer la question des liens entre la vie des humains et celles des autres habitants de la planète. Le seul lien qui semblait plus ou moins exister se trouvait dans la théorie de la rente… une rente que l’ouverture des marchés devait effacer. Discours devenu littéralement hors sol, il est aujourd’hui rattrapé par la question du climat, ou celui de la biodiversité. Bien sûr, on tente de maintenir le paradigme intact en s’appuyant largement sur le « technosolutionnisme », mais on sait aussi que les sciences de la vie, beaucoup plus au centre de la complexité et du holisme qui lui correspond, sont très critiques sur ce type de solution. Pensons par exemple à la question de l’éradication des nuisibles dont on craint les retombées par méconnaissance des interrelations entre toutes les espèces végétales et/ou animales. On sait également que nombre de tentatives techniques se sont déjà heurtées à une complexité inattendue (ensemencement des nuages pour augmenter la pluviométrie, dépollution des navires qui contribue à augmenter la température des océans, etc.)  Le paradigme économique ne peut vivre en dehors de liens avec le monde.

Si l’on se borne à la question des Etats et à ce qu’ils doivent faire aujourd’hui, on reste impressionné par la gestion du passé. Naguère les entrepreneurs politiques, notamment occidentaux et notamment démocrates, ont affaissé la puissance publique en favorisant l’économie et le social. Un monde moins hiérarchisé et plus plat devenait un produit politique favorable à la conquête ou la reconduction au pouvoir. Moins d’autorité et plus de contrats voire d’émancipation relevait aussi d’un changement anthropologique et donc d’un changement de marché politique. Au delà des rapports coopération/confrontation/soumission entre entrepreneurs politiques et économiques, mais aussi avec les autres acteurs concernés ,  l’Intérêt politique passe par la satisfaction des intérêts économiques globaux ou sociétaux. Cette combinaison porteuse d’affaissement du politique pourra aller très loin avec la fin d’une guerre froide autorisant une « distribution des dividendes de la paix ». Même les USA, malgré l’énormité des industries de la défense, malgré la quête du maintien de la puissance, seront plus ou moins tentés par cette configuration. Pensons par exemple au passage d’un Georges Bush à un Barak Obama.  

D’autres Etats ont connu un devenir différent. C’est que la mondialisation peut aussi devenir le tremplin d’une restauration de la puissance. On ne se sert pas ici de l’économie pour seulement rester au pouvoir et accepter un monde plat, par essence instable et supposé contaminé par des principes démocratiques.  Des principes étrangers aux entrepreneurs politiques locaux. Au contraire, on se sert de l’économie pour assurer ou restaurer la puissance réelle ou mythique d’un passé que l’on imagine glorieux. Pensons au grand retour des empires que l’on croyait disparus. Grand retour qui s’accommode, voire s’appuie sur un individualisme de repliement tel que celui constaté dans la Russie actuelle.  C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la guerre en Ukraine. Une guerre qui fera l’étonnement de la regrettée Hélène Carrère d’Encausse et qui va rétablir la cruelle vérité de la phrase de David Hume : oui les entrepreneurs politiques russes n’ont pas d’autre choix que de penser à leurs doigts. Oui les Etats restent ce qu’ils ont toujours été : une réalité qu’en termes modernes on peut appeler mafieuse. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les grands changements géopolitiques.

C’est aussi dans ce contexte qu’il faut repenser l’avenir de la France.

De ce point de vue la France dispose - si l’on ose dire - d’un avantage comparatif. Elle paraissait déclassée et en retard dans le grand aplatissement du monde. D’où ces incessantes et toujours insuffisantes réformes structurelles proposées par ses entrepreneurs politiques cachés derrière le grand marché à construire. Un monde devenu géopolitiquement beaucoup plus rugueux devrait mieux correspondre à son histoire, à ses institutions et à sa réalité anthropologique.

Le risque est pourtant celui d’une tentative absurde de retour au passé tel qu’il était. Il est difficile d’imaginer un rétablissement brutal du franc, la mise à l’index des dévaluations internes par des décrochages monétaires fréquents, une planification à l’ancienne, une internationalisation à l’ancienne, l’agrarisme comme projet environnemental, l’affaissement des nouvelles valeurs qui ont fait disparaître  le citoyen de jadis, l’effacement d’un projet européen, la fin du multiculturalisme, etc. Il s’agit au contraire de s’armer pour mieux répondre aux nouveaux défis en s’appuyant sur un invariant c’est – à-dire une culture historique accordant une place centrale à ce que Philippe d’Iribarne appelle encore la « passion de l’égalité ». Et une passion qui se renouvelle avec les valeurs émergentes, celles décrites par Cynthia Fleury (égale valeur des formes de vies humaines) ou celles de l’individualisation ( à ne pas confondre avec l’individualisme) analysée par Pierre Bréchon.

De ce point de vue, reconstruire pour affronter les questions centrales de l’environnement et du nouveau monde géopolitique suppose qu’il soit mis fin à une guerre civile larvée, elle-même issue de la fragmentation de ce qui était l’énorme bloc des classes moyennes de jadis. Les lourdes décisions concernant les questions environnementales et géopolitiques doivent tenir compte de leur capacité à réduire la guerre civile larvée. Pour reprendre les mots de David Hume Il faut choisir l’égratignure du doigt – choisir le bien plutôt que l’intérêt aveugle -  mais en  prenant soin à la gestion de ladite égratignure.

Cela signifie que tous les projets concernant l’environnement ou la gestion des rugosités géopolitiques doivent prendre en considération leur portée en termes de fin des faux emplois, de fin des bullshits jobs,  de fin de la précarité salariale, de rétablissement d’emplois porteurs de réelle valeur ajoutée, mais aussi de contestation des rémunérations stratosphériques avec les comportements qui leurs correspondent en termes environnementaux voire simplement moraux. Adam Smith et David Hume ne doivent pas rester éloignés des futurs décideurs.  Il n’y a toutefois pas de miracle et le retour d’emplois plus productifs ne signifiera pas le rétablissement rapide des gains de productivité, le paradigme économique traditionnel devenant muselé dans le nouveau cadre. A titre de simple exemple n’oublions pas que la fin des énergies fossiles est aussi la fin relative d’une efficience confortable, et l’avion à hydrogène sera nettement moins performant que celui consommant du kérozène.

Faire face aux questions environnementales et géopolitiques nouvelles suppose des investissements colossaux en face desquels n’existe guère d’épargne suffisante. Pensons par exemple à  l’isolation du parc immobilier ou la mise à niveau qualitatif et quantitatif des équipements militaires. Pensons aussi à la novelle architecture productive à mettre en place : relocalisations, retissage des chaines de la valeur, infrastructures énergétiques nouvelles, reconfigurations logistiques, etc. Faire face à ces coûts macro et microéconomiques colossaux suppose de rassembler des moyens hors de portée pour un pays déjà victime de légendaires déficits jumeaux.   Le recours à un endettement classique considérablement multiplié n’est lui-même guère imaginable en raison de la taille des dettes et de taux d’intérêts rapidement croissants. Il faut donc mobiliser une masse colossale de capital sans dette. Cela passe évidemment par une évolution de l’architecture monétaire et financière.

En tout premier lieu cela suppose, sans le dire si possible, de mettre fin à l’indépendance de la banque centrale et de l’autoriser à émettre sans dette de la monnaie avec la   contrainte de   son utilisation aux fins nouvelles (environnement et contraintes géopolitiques) décidées par l’Etat et imposées aux entreprises.

Il est extrêmement difficile d’aller plus loin, mais il faut en même temps constater qu’il n’est d’autre solution que celle d’un remaniement considérable des règles du jeu de la finance dans le cadre d’une construction européenne jusqu’ici elle-même articulée autour de ces règles. Si on considère à priori qu’il faut savoir « égratigner le doigt » pour éviter la « destruction de l’humanité » toute réflexion sérieuse concernant l’avenir de la France doit répondre à toute une série de questions.

Sachant que les autres pays de la zone européenne sont plus ou moins dans une situation comparable et que déjà le personnel politico-administratif européen s’est fait plus souple dans de multiples domaines, dans quelles conditions est-il possible d’accepter de transformer les QE classiques en émissions monétaires sans dette ?

Dans quelle mesure et à quelles conditions cette émission aux fins des nouveaux défis qui se posent, peut-elle améliorer une solidarité européenne en termes de convergences multiples ? Par exemple en termes de meilleure articulation de chaines de la valeur aboutissant à un développement plus autocentré sur la communauté des Etats européens ?

Dans quelle mesure et à quelles conditions  serait-il possible de lier les émissions monétaires sans dette à des objectifs de convergence économisant une crise de l’euro et donc rendant plus réaliste qu’aujourd’hui le taux de change de 1 contre 1 ?

Si la précédente réflexion débouchait sur une impossibilité, dans quelle mesure un remplacement de l’euro par une monnaie commune avec rétablissement de taux de change nationaux serait-il une solution crédible ?

Ces questions sont évidemment multiples et s’enracinent dans la densité opaque des systèmes financiers (banques et shadow banking). Quelles mesures générales faudrait-il prévoir pour éradiquer les risques d’incendie ? (identification des risques et choix des solutions) L’interdit juridique de la spéculation comme paris sur de simples fluctuations de prix est-il pensable ? Quels contrôles sur la créativité financière en termes de produits et en termes de pratiques ? Est-il pensable d’élargir le champ de la responsabilité pénale pour les acteurs financiers ? Quel contenu juridique à la mise sous tutelle européenne des systèmes financiers ? Quelles conséquences géopolitiques de décisions monétaires et financières blessantes pour le cœur de la mondialisation finissante ?

Si les coordonnées fixées par ce présent papier sont exactes et si effectivement il vaut mieux « égratigner le doigt » plutôt que de « détruire l’humanité» nous attendons la constitution d’un groupe de travail consacré au sujet. A lui de fixer l’architecture d’un système monétaire et financier crédible pour affronter les nouveaux défis .

Un autre groupe de travail pourrait se servir des conclusions et recommandations du premier pour répondre à la question de l’architecture productive à mettre en place. La ligne de mire étant le rétablissement de  l’immense classe moyenne susceptible d’éloigner la guerre civile larvée qui taraude le pays. Les questions tournent autour de quelques grands sujets. Quelle place accorder aux infrastructures et quels choix ? Comment faire évoluer ou éradiquer les faux marchés de l’énergie imaginés sous la férule du paradigme de l’économie ? (Pensons à la stupéfiante loi NOME de 2010). Comment  progressivement faire disparaitre la multitude des faux emplois improductifs chargés jusqu’ici de la gestion bureaucratique des faux marchés ? (pensons à la Commission de Regulation de l’Energie et à ses satellites, pensons aux centaines d’autres Autorités Administratives Indépendantes). Quels choix technologiques ?  Plus généralement comment requalifier les victimes de ce qui est devenu le néo-taylorisme de tous y compris des cadres? Peut-on imaginer  la construction d’écosystèmes élargis à l’instar de ce qui existe encore au niveau des industries de la défense ? Comment reconstruire une agriculture sécurisée et comment la pourvoir en personnels suffisants ? Comment imaginer le contenu des nouveaux traités commerciaux ? Etc.

En résumé les 2 groupes de travail seraient chargés de proposer un programme de solutions construit en dehors de toute préoccupation en termes de marchés politiques. Il ne s’agit pas de répondre à des appels d’offre d’études de marchés pour tel ou tel entrepreneur politique, mais au contraire de simplement répondre à la question de la gestion de « l’égratignure du doigt » qu’il faut s’imposer pour éviter la « destruction de l’humanité ».

                                                      Jean- Claude Werrebrouck le 16 Août 2023.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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18 avril 2023 2 18 /04 /avril /2023 08:34

Il n’y a plus à dénoncer un endettement et plus encore une spéculation pharaonique à l’échelle mondiale, une réalité  que chacun dénonce, croit en percevoir les dangers, mais pour laquelle aucune solution  n’est envisagée. Pour autant, si l’on veut une démarche sérieuse concernant l’analyse de la réalité et les éventuelles solutions, il faut savoir en démonter l’architecture et les origines de sa construction. Cela passe par le repérage d’enchaînements historiques.

Bien évidemment, l’endettement et surtout la spéculation relève d’une histoire déjà très ancienne : spéculation sur les moulins dans l’antique Athènes, « Système de Law » beaucoup plus tard, paris sur l’évolution de prix des matières premières et des produits agricoles…à toutes les époques, etc. Par contre ce qu’il faut noter c’est, qu’à la différence d’aujourd’hui tout reposait sur la richesse matérielle des biens produits : On spécule sur le devenir de ces derniers. Même chose avec le développement du capitalisme avec des modèles juridiques qui autorisent la liquidité du capital (les actions s’achètent et se revendent), tout en laissant encore ce dernier rattaché à la matérialité physique et à son devenir en termes de richesse. On sait que tel n’est plus le cas avec les produits dérivés qui n’ont qu’un lien très éloigné avec la richesse. Et quand les produits financiers n’ont plus pour objectif que de couvrir la spéculation elle-même, le lien avec la richesse est réellement coupé. D’où cette idée qu’il y aurait aujourd’hui une sphère réelle apparemment  séparée de la sphère financière.

Configuration d’un monde imperméable à la finance.

Le point de départ de cette séparation doit être recherché dans l’effritement de configurations institutionnelles rigides : préférence générale pour le faire soi-même plutôt que d’externaliser (d’où l’idée des grandes organisations chères à Burnham), taux de change fixes, contrôle de la circulation du capital et contrôle des changes, frontières et droits de douanes, prix contrôlés et stabilisés y compris parfois à l’échelle planétaire (pétrole à l’époque des « 7 sœurs » du cartel pétrolier). De quoi ne laisser la finance se déployer que dans les marges du monde. Cette rigidité correspondait aussi à un état technique du monde : la faiblesse des moyens d’informations, et coûts de transports élevés entravaient matériellement la recherche de paris financiers à l’échelle planétaire. Elle correspondait sans doute aussi à un état de la société où la réalité des institutions était aussi faite de corps intermédiaires, et plus généralement de corps politiques composés de grands partis porteurs de projets collectifs. L’individu esseulé et désirant n’était pas encore né.

A partir du début des années 70 tout une série de choix vont intervenir et transformer -petit à petit, par essais et erreurs, par ajustements- le monde. Ces choix vont largement être reliés par un enchaînement, plus ou moins multi-causal, qui, au total, accouchera du monstre financier actuel. Il n’y a pas eu de « grand architecte » ou de « grands comploteurs », mais des choix collectifs, voire individuels, ici ou là, qui vont en entrainer d’autres jusqu’à l’époque présente. La réalité du monde n’est pas celle d’un déterminisme historique.

Un monde qui laisse des zones de perméabilité prometteuses à la finance.

En un peu plus de 3 ans (Aout 1971- septembre 1974) 3 évènements, à priori non reliés, vont devenir les aiguilles qui vont déchirer progressivement les anciennes institutions et coudre, tout aussi progressivement, et sans doute de bric et de broc, la toile de la finance : fin du système de Bretton woods, révolution pétrolière, naissance des fonds modernes de pension.

Le premier, (15 août 1971) met fin sur décision américaine au système de taux de change fixes et à l’interdit des manipulations monétaires. Le second (septembre 1973) met fin au cartel pétrolier et libère complètement les prix du pétrole, lequel devient un instrument de pure spéculation. Le troisième (septembre 1974) désenchasse, au nom de la loi,  les caisses de retraites des grandes entreprises américaines, caisses qui deviennent des organismes financiers complètement autonomes.

Les zones de perméabilité peuvent s’grandir et devenir envahissantes

Les deux premiers évènements vont affecter tous les systèmes de prix. Certes, ces derniers étaient encore à l’époque marqués par une inflation non négligeable, mais ce qu’il y a de nouveau c’est qu’ils vont devenir instables, une caractéristique les transformant en matière première pour la spéculation au quotidien. Jusqu’alors il y avait certes de grands moments spéculatifs, par exemple ceux qui vont mener à la fin de la convertibilité du dollar, mais ces derniers concernaient essentiellement les Etats et leur monnaie dont la parité, garantie par ces derniers, pouvait le cas échéant être contestée. Désormais, le monde jusqu’ici largement sécurisé, devient officiellement insécure…et source du développement sans limite d’un marché de la sécurité à l’échelle planétaire (la fin de Bretton-Woods concerne toute la planète) … Toute une partie de la finance prend son essor sur la vente de produits nouveaux de sécurité financière. Et comme le risque de prix peut être techniquement reporté  (marché de la « couverture » et de ses produits) sans  jamais disparaître, d’emblée la finance se doit d’exiger un périmètre d’activité qui ne peut être que croissant. Et bien sûr, un périmètre qui ne peut s’ouvrir qu’avec du carburant monétaire généré par de la dette. Bien évidemment l’activité correspondante justifie un nouveau type d’emplois et de nouveaux métiers : ceux du marché que l’on vient de créer par modification de règles du jeu entre acteurs du monde. Il n’y a aucune production nouvelle et aucune croissance économique nouvelle, il n’y a qu’une modification de règles. Des règles qui permettent à des entreprises qui ne produisent rien de devenir quasiment aussi  grosses que les entreprises qui produisent. C’est le cas dans le secteur de l’énergie où le trader VITOL basé à Genève peut se comparer à Total Energies.  Les nouveaux emplois et nouveaux métiers générés par millions sont-ils productifs ?

Le troisième évènement est a priori moins visible que les deux premiers. Signal faible, Il est pourtant tout aussi efficace. Les caisses de retraites des entreprises étaient à l’abri de ces dernières. Devenues autonomes de par la loi, elles correspondent aux premières formes d’externalisations, vont devoir voler de leurs propres ailes et entrer en concurrence pour l’accès aux ressources permettant de s’acquitter des pensions. Ces ressources sont des actifs financiers (bons du Trésor ou titres d’entreprises) qu’il faudra désormais surveiller. Alors que les caisses de retraites des grandes entreprises n’avaient pas le pouvoir de surveiller l’entreprise qui les abritait, désormais il faudra se montrer très regardant si l’on veut disposer des moyens suffisants pour payer les retraites. Désormais le monde de l’entreprise doit être sous surveillance :  les cadres et managers conservent une apparence mais ne sont plus dans la réalité que les exécutants de décisions actionnariales.

Les abris ne sont plus possibles

Il faudra donc développer des outils anciens, par exemple les bourses qui vont devenir instrument de mesure, heure par heure, de ce qui se passe dans les entreprises. Bien sûr il faudra une ouverture et une cotation en continu. Il faudra aussi prévoir des liens entre toutes les Bourses de la planète. Et pour mieux surveiller les entreprises, il faudra aussi pouvoir les mettre en concurrence à l’échelle de la planète, ce qui suppose une totale liberté de circulation du capital, circulation qu’il faudra politiquement exiger. Mais la bourse elle-même doit être alimentée par de bonnes informations en provenance des entreprises. Celles-ci doivent par conséquent devenir transparentes et montrer -avec des chiffres- que toutes leurs composantes, toutes leurs  branches, voire tous leurs bureaux et ateliers sont réellement producteurs de valeurs actionnariales. C’est dire que l’externalisation doit se développer en continu, que l’entreprise doit se démanteler au profit d’une chaine planétaire de la valeur.

Parmi les titres à surveiller dans la nouvelle organisation des caisses de retraites il y a les bons du Trésor. Là aussi, il faut surveiller et veiller à la qualité organisationnelle des Etats. Et donc si l’architecture des entreprises est appelée à se modifier, il en est de même des composantes des Etats. D’où ici ou là des réformes structurelles à imposer si l’on veut que la dette publique maintienne une certaine crédibilité. Il n’y a pas que l’économie à surveiller, il y a aussi le politique.

La dynamique des 3 évènements qui se sont matérialisés au début des année 70 n’avait rien de mécanique et l’histoire aurait pu être autre. Par contre, on peut aussi dire que ces évènements sont probablement porteurs d’une réalité potentielle proche ou voisine de ce que l’on connait. Et cette probabilité est renforcée par le fait que ces trois évènements sont amenés à se mutualiser -sans doute avec des conflits secondaires- et à renforcer la puissance de leurs effets sur la réalité institutionnelle. D’abord l’intérêt est commun : les acteurs qui les font vivre ont intérêt à ce que le terrain de jeu s’élargisse. Par exemple les paris sur fluctuation de prix (évènements 1 et 2) offrent des garanties à la libre circulation mondiale du capital laquelle permet sa meilleure valorisation (évènement 3). Les acteurs qui vivent ces transformations institutionnelles ont ainsi intérêt à travailler ensemble et à produire des outils communs voire des exigences politiques communes. De ce point de vue le système bancaire est un haut lieu de rapprochement entre les divers acteurs : il faut développer la capacité à créer le carburant monétaire de la finance, et il faut profiter des anciennes compétences bancaires pour mieux surveiller la bonne valorisation du capital réel. Fonds de pension, assurances, banques doivent se rassembler et édifier des ensembles dont le total du bilan atteindra des hauteurs ahurissantes. De ce point de vue, il sera exigé que les Etats se retirent progressivement de la banque de jadis et que la dette publique cesse d’être, comme dans le cas de la France d’avant 1970, « hors marché » : il ne doit plus être question de planchers de bons du Trésor à geler dans les actifs bancaires. Il ne doit plus être question de « circuit du Trésor » cher à Block- Lainé. Bien évidemment il est urgent de supprimer tout financement direct du Trésor par la banque centrale, un tel financement rétrécirait le nouveau jeu de la finance.

 Ce travail en commun pour les porteurs de ces nouveaux métiers de la finance n’est pas exempt de contradictions : Il existe des conflits objectifs qu’il faudra dépasser. Ainsi la naissance de la monnaie unique (euro) est un formidable avantage pour la bonne circulation du capital et une meilleure homogénéisation dans la surveillance des marchés, mais il est un affaissement du terrain de jeu pour les spéculateurs sur les taux de change. Cela importera peu si l’euro permet davantage d’innovations financières et si au total l’élargissement planétaire des chaines de la valeur fait grossir le marché mondial des changes et les outils qui y sont vendus pour assurer la protection.

Une transparence faite d’opacité et de perte des repères.

La transparence exigée au regard du fonctionnement des entreprises de l’économie réelle et des Etats s’accompagne curieusement d’une opacité sur les flux monétaires. Ainsi l’épargnant ne sait plus ce que devient son épargne et ce qui se déroule à partir de son compte bancaire. Il croit que l’épargne sert à l’investissement alors qu’il n’est plus qu’une pièce dans la formidable machine à créer de la monnaie. Est-elle devenue machine, équipement, bien immobilier ? un swaps de prix ou de taux ? une garantie sur « Notionnel » ? Un « Credit Default Swaps » (CDS) ? une pièce de « Special Purpose Acquisition Companies » (SPAC) ? une subvention ? une promesse de disruption radicale ? une aide sociale ? un support de rémunération ? un support « d’ETF »(Exchange Traded Funds) ? Nul ne sait car nul ne sait comment s’est matérialisé le formidable pouvoir créateur des banques et le shadow banking qui lui est associé. Par contre, ce qu’il y a de sûr est que cette accumulation ne repose que sur une pointe d’épargne et un énorme corps de dettes.

Que les innombrables produits financiers soient obscurs et parfois incompréhensibles, qu’ils soient complètement étrangers à la réalité économique et surtout qu’ils pèsent de plus en plus lourds dans les PIB ne posent pas de véritables problèmes, s’il est possible d’en accroître en continu la valeur de marché. C’est très exactement ce qui se passe avec les diverses multiples opérations de quantitative easing. Que l’investissement réel diminue et que l’investissement financier  augmente sans limite ne gène plus si la rentabilité du second se trouve durablement garantie. C’est manifestement aujourd’hui le rôle des banques centrales qui achètent sans limite de la dette d’Etats mais aussi des titres privés dont la dette d’entreprise et plus encore des ETF. On peut même dans ce nouveau monde contribuer à tuer des territoires entiers en faisant apparaître des profits qui deviennent de plus en plus mystérieux. C’est, par exemple, le cas du Japon dont la banque centrale achète indifféremment d’énormes quantités de titres…qui contribue à l’affaissement du Yen…qui contribue au profit des entreprises nippones qui ont déserté le pays et se sont installées à l’étranger. C’est par exemple le cas des USA dont le congrès ne pourra dans les semaines à venir que voter pour un nouvel élargissement de la dette fédérale. Jadis il était culturellement osé de bloquer politiquement une crise financière. Curieusement, alors que le politique se trouve a priori écarté du jeu financier, et qu’il a juste le droit de s’intéresser aux réformes dites structurelles, il lui est asséné un devoir :  celui de maintenir la croissance et la bonne santé du monstre financier. Même la Suisse se trouve soumise à cette loi d’airain. Jusqu’à quand ?

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14 novembre 2022 1 14 /11 /novembre /2022 05:36

 

Après prise de recul,  il est temps de revenir sur la crise britannique d’octobre dernier. Rappelons d’abord qu’un fonds de pension, engagé sur le dispositif des «  prestations définies », est une entreprise très spécifique et souvent prudente.

La spécificité d’un fonds de pension prudent et à « prestations définies ».

Comme toute entreprise il se doit d’équilibrer son bilan, avec toutefois des contraintes supérieures. Ainsi à l’inverse d’une banque  qui peut au moins partiellement « manger » ses capitaux propres tout en se préservant d’un « bank run », le fonds de pension doit honorer en permanence sa dette qui n’est autre  que les retraites contractuellement définies et versées chaque mois à ses clients. Clairement le bank-run devient ici une obligation contractuelle qui ne peut être contournée. Alors que dans le cas d’une banque, les clients sont en principe « séparés » et ne viennent pas en foule et en bloc réclamer le remboursement des sommes figurant sur leurs comptes, le fonds de pension est obligé de payer chacun – et donc tous- au même instant. Cela signifie que les actifs d’un fonds de pension se doivent d’être particulièrement solides en termes de liquidité et de valeur, ce qui est moins le cas d’une banque qui peut arbitrer, parfois avec audace, sur des modèles sophistiqués d’évaluation d’actifs pondérés par des risques. C’est la raison pour laquelle les fonds de pension sérieux sont à la recherche d’actifs hautement sécurisés en particulier de la dette publique réputée toujours solvable et particulièrement liquide.

Son fonctionnement dans le bain de « l’argent facile ».

Cela étant, la question de la rémunération se pose dans le contexte de taux d’intérêts restés faibles depuis maintenant de nombreuses années. Comment garantir des contrats anciens, contrats signés  il y a très longtemps, si les taux sont de moins en moins rémunérateurs ? Une façon de résoudre le problème fut de spéculer sur des swaps de taux normalement proposés par des banques. Concrètement, il s’agissait d’utiliser une partie des fonds épargnés par les clients soucieux de leur retraite, en achetant des swaps dont la valeur augmenterait plus rapidement que celle produite par la dette publique. De quoi disposer d’un actif global plus rémunérateur et donc de mieux garantir le paiement régulier des retraites.

Puisque dans le contexte de l’après crise de 2008 les banques centrales s’engagent massivement vers une baisse des taux, il convient d’acheter des contras de swaps de taux dans lesquels on accepte le pari d’échanger un taux fixe contre un taux variable dont on imagine la baisse durable. Du point de vue des fonds de pension, ce que l’on perdait d’un côté ( la nouvelle dette publique est de moins en moins rémunératrice) on devait le récupérer d’un autre ( les swaps de taux deviennent relativement rémunérateurs). Concrètement, dans ces contrats de swaps la contrepartie paie un flux d’intérêt au fonds de pension, lequel, en réciprocité, en verse un autre de plus en plus faible et donc une marge croissante s’élabore. Tout cela se passe sans consommation de capital, les flux reposant sur un simple « notionnel » ( un capital théorique) contenu dans le contrat. Rapportant davantage que les coupons d’obligations publiques, il en découle une modification de la structure des actifs des fonds les plus réputés : moins de dette publique en principe totalement sécurisée et davantage de contrats de taux soumis eux aux principes de la spéculation. Bien évidemment ces contrats sont proposés par les banques puisqu’elles disposent abondamment de cette matière première qu’on appelle la dette : toutes les entreprises clientes sont intéressées par des couvertures de taux et elles- mêmes vont disposer des largesses du « quantitative easing » de la période. Corrélativement les banques vont récupérer une rémunération sur un échange mutuellement avantageux : proposer un produit de  couverture contre rétribution. On comprend par conséquent que les swaps de taux vont devenir une part essentielle dans la variété des produits dérivés, et sans doute une part importante de l’activité bancaire.

Dans le même temps, parce que ces produits ne sont pas sécurisés par des chambres de compensation et restent massivement dans des marchés de gré à gré, ils sont très collatéralisés et donc soumis à des appels de marge élevés. Cela signifie que leur sécurisation supposera une grande consommation de cash. Cet appel ne pose guère de problème en période d’argent facile et au final les fonds de pension, par le biais des swaps, sont nourris par une des multiples branches du quantitative easing. De fait existe un lien entre augmentation de la taille du bilan de la Banque centrale et qualité de l’actif des fonds de pension lequel garantit le respect du versement des rentes au titre des retraites.

Son fonctionnement dans le cadre d’une lutte contre l’inflation

Tant que la planche à billets des banques centrales fonctionne sans conséquences sur l’inflation, la plupart des acteurs légitiment ce qu’ils pensent être encore une version nouvelle des politiques monétaires. Les choses changeront lorsque lesdites banques centrales vont commencer à relever les taux directeurs avec pour première conséquence une élévation du coût des dettes publiques. Désormais on s’attend à une hausse quasi programmée des taux et donc les swaps de taux vont commencer à fonctionner à l’envers : les fonds de pension vont certes bénéficier de taux plus élevés sur les nouvelles couches de dettes publiques achetées mais vont connaitre des flux contraires sur les swaps. Désormais la contrepartie va payer un flux de plus en plus faible, aux fonds de pension alors que ces derniers devront verser des flux de plus en plus lourds, nouvelle configuration de l’échange qui va exiger de fortes garanties en termes d’appel de marge. A court terme l’actif en dette publique reste encore peu rémunérateur puisque seules les nouvelles couches de dette sont plus rémunératrices. A l’inverse l’immense bloc des contrats de swaps devient désastreux ( on mange du capital) ce qui vient poser la question de la solvabilité des fonds de pension. N’oublions pas en effet que l’exigence de passif (le paiement des pensions) reste intangible et peut même s’accroitre si les contrats de retraite sont indexés sur un quelconque indice dont bien sûr celui de l’inflation. Les appels de marge augmentant il faudra alors vendre des actifs publics dévalorisés: les taux ayant augmenté ils valent moins. Ajoutons que pour des questions techniques de duration la chute de valeur est plus forte que dans les périodes classiques de remontée des taux (un point de base en plus est en 2022 à l'origine d'une baisse 2fois plus élevée qu'en 1994 ou 1999). L’Etat lui-même augmentant ses recours au marché pour combler un déficit public que le pouvoir politique développe sans nuance, l’offre de titres devient excessif et entraine avec lui une hausse des taux jugée de plus en plus insupportable. Nous avons là la description de la crise financière britannique avec un taux sur dette publique qui dépassera les 4,6% fin septembre dernier. Les swaps de taux devenant des produits dangereux peuvent devenir l’amorce d’une crise financière présentant aussi d’autres dimensions ( déplacement massif de capital vers les USA en raison de la nouvelle politique de la FED, chute du prix des actifs financiers classiques, faillite FTX et effondrement des cryptomonnnaies  etc.)

La dimension potentiellement macroéconomique de la crise.

Les fonds britanniques sont importants, ils gèrent plusieurs milliers de régimes à prestations définies et concernent plus de 10 millions de bénéficiaires. La masse financière correspondante totalise 1500 milliards de livres, soit plus de la moitié du PIB britannique.

Il n’y a pas que les fonds de pension britanniques qui se trouvent en première ligne. Ainsi les fonds de pension néerlandais dont le modèle est proche des fonds britanniques sont beaucoup plus importants et totalisent 80% de la totalité des actifs des fonds européens. D’où les recommandations de la banque centrale néerlandaise qui invite les fonds à constituer des réserves de cash suffisantes pour résister aux appels de marge. D’où aussi la mise en chantier de la transformation du régime  des retraites et passer de celui des prestations définies à celui du capital défini, avec bien entendu pour effet de ne plus garantir le montant des retraites.

Avec l’argent facile le système se nourrissait et garantissait des revenus qui eux-mêmes garantissaient des dépenses et donc la demande macroéconomique. Avec la lutte contre l’inflation,  ses effets sur la fin de l’argent facile et ses conséquences sur la chute des indices obligataires des Etats ( -17,93% entre janvier et octobre 2022) , c’est toute une chaine de garanties qui se trouve attaquée et donc une nouvelle source de précarisation de la demande macroéconomique. Plus globalement encore le total des actifs mondiaux des fonds de pension dépasse aujourd’hui le PIB américain. Tous ne sont pas gérés de façon aussi prudente qu’en Europe et donc les comparaisons ne sont pas aisées. Par contre il fait signaler que le dispositif des prestations définies est en très fort recul, ce qui signifie davantage de sécurité financière mais fort recul de sécurité économique : la précarisation des équilibres macroéconomiques est au bout du chemin de la financiarisation.

 

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17 mai 2021 1 17 /05 /mai /2021 03:57

Les comptables nationaux exposent la réalité chiffrée en regroupant des agents économiques selon de grandes catégories : les entreprises appelées sociétés non financières,  les institutions financières , les administrations publiques, les ménages et le reste du monde. Au terme d’une période d’activité, (trimestre ou année) on dresse le compte de chacun et on établit le résultat final. Ainsi chaque groupe d’agents connait au terme de son activité un solde final qui est soit un excédent (une capacité de financement) soit un déficit (un besoin de financement)  : la somme des besoins est comptablement égale à la somme des capacités. Plus savamment les économistes diront que la somme algébrique est égale à zéro.

Pour la France, si l’on prend le dernier trimestre de l’année 2019, soit quelques mois avant l’explosion de la pandémie, la somme des capacités de financement en millions d’euros, (respectivement 1952 pour les entreprises, 17070 pour les ménages et 6070 pour le reste du monde) est bien égale à la somme des besoins de financement ( 2072 pour le secteur financier et 22951 pour les administrations publiques), soit 25023 millions d’euros.

La pandémie et sa gestion bouleverse tout. Ainsi, en considérant le second trimestre de l’année 2020, les entreprises passent d’une capacité de 1952 à un besoin de 27864. Pour les autres secteurs : nous passons d’un besoin de 2072 à seulement 724 pour les institutions financières ; de la même façon nous constatons pour les administrations publiques un fort accroissement des besoins de financement lesquels passent  de 22951 à  65787 ; pour les ménages  une capacité de financement qui bondit de 17070 à  68551 ; enfin, pour le reste du Monde,  une capacité de financement fortement croissante en passant de 6072 à  18731.

Globalement, les besoins totaux de financement passent de 25023 millions d’euros - juste avant la pandémie - à 94375 millions d’euros au cours du second trimestre de l’année 2020, c’est-à-dire celui correspondant à la période du confinement. Soit une multiplication par 4 entre le quatrième trimestre 2019 et le second trimestre 2020.

Resterait à examiner les conditions de réalisation de l’équilibre nouveau des capacités et des besoins pour  les divers groupes d’acteurs. A priori peu de conséquences pour les institutions financières qui conservent un solde financier d’un faible montant malgré l’explosion de la pandémie. Pour autant, cette faiblesse du solde cache un accroissement considérable  d’éléments d’actifs et de passifs aux bilans des institutions correspondantes. En effet, ces dernières  vont s’endetter dans des conditions paradisiaques auprès de la BCE qui octroie des crédits à taux négatifs (-1%). Ces dettes nouvelles  serviront pour partie à acheter des bons du Trésor, pour  une autre partie à octroyer des crédits aux entreprises dans le cadre du programme gouvernemental, enfin une dernière partie servira de matière première à la spéculation et aux jeux d’enchères des gestionnaires d’actifs lesquels appartiennent au  système financier.

Le programme gouvernemental étant garanti par l’Etat, les institutions financières sont en quelque sorte protégées et du côté du passif (BCE) et du côté de l’actif (Administrations publiques). Ajoutons qu’elles sont aussi protégées par les ménages qui, eux-mêmes, verront apparaître une certaine garantie de revenus laquelle va engendrer, épargne aidant, un abondement des comptes courants au passif des banques, ce qu’on appelle l’épargne des ménages due au confinement. Les comptes courants des entreprises, figurant aussi au passif des banques,  sont eux-mêmes protégés par les crédits décidés par le programme gouvernemental, d’où les réactions parfois étonnées de commentateurs concernant l’abondance de trésorerie de nombre d’entreprises dont l’activité est pourtant réduite.

Au total, les institutions financières (banques) sont protégées, les ménages sont protégés, les entreprises sont protégées. Reste 2 acteurs : le Reste du monde et les administrations publiques.

Le premier voit sa capacité de financement tripler  ( passage de 6070 à 18731) et se trouve à ce titre grand bénéficiaire de la politique gouvernementale. Cette capacité de financement est la contrepartie des exportations étrangères vers une  France qui continue de consommer alors que la production se rapetisse. Cela correspond, par conséquent, à un abondement des comptes du reste du monde, comptes qui ont pu se transformer sans doute marginalement en achats de bons du Trésor français.

Le second, les administrations publiques, voit son besoin de financement passer de 22951 à 65787, soit presqu’un triplement. Pour l’essentiel, ce besoin est couvert par les banques qui se refinancent immédiatement et de façon fort lucrative auprès de la BCE avec ses prêts à -1%.

Au total, c’est bien l’action de la BCE qui autorise la grande transformation patrimoniale de la totalité des acteurs du jeu économique.

La présentation très comptable qui vient d’être dessinée permet de bien comprendre la question de la dette, ici dette dite COVID. C’est bien l’émission de monnaie par la BCE qui permet l’engagement nouveau de l’Etat sur ses administrés, en particulier entreprises et ménages, lesquels vont vivre la dette comme un abondement très heureux sur les comptes bancaires des uns et des autres. Un abondement heureux qui pourra même se manifester au profit des étrangers (compte du Reste du monde). Bien sûr, les besoins de financement sont comblés à l’euro près par des avoirs nouveaux ( capacités de financement), couverture qui laisse pourtant apparaître la question de la confiance. Lorsque les soldes des comptes des divers agents sont relativement faibles , cette confiance est elle-même plus grande que lorsqu’ils sont comme dans le cas de la France multipliés par 4 entre le quatrième trimestre 2019 et le second trimestre 2020. A ce titre, on pourrait penser en termes très simplistes et se dire que si l’Etat (administrations publiques) entrait en défaut au regard de sa dette c’est tout l’édifice qui s’écroulerait, avec en particulier l’insolvabilité généralisée du système financier et ses conséquences sur l’épargne des ménages figurant au passif des banques. Ce scénario n’a guère de sens puisque la banque centrale est prêteuse en dernier ressort et qu’elle est à ce titre le seul acteur du jeu à ne jamais connaitre d’exigence de passif. Et c’est fort de cette capacité en dehors du commun qui fait que tous les autres acteurs du jeu peuvent être sécurisés : les craintes pour leurs propres passifs sont protégées sur simple décision de la Banque centrale et ce, pour des montants illimités. C’est cette spécificité qui fait de la banque centrale l’acteur principal qui « tient le tout » et, à ce titre, permet de gommer tous les risques d’illiquidité et d’insolvabilité. Le lecteur averti sait que les traités européens interdisent juridiquement l’image d’une banque centrale prêteuse en dernier ressort. Pour des raisons propres aux conditions de la naissance de l’euro, ce fait est acté et enseigné, mais il est déjà de fait non respecté et ce, avec le quasi-assentiment d’une Allemagne qui n’a plus le choix et se trouve obligée de respecter le droit commun des banques centrales. Le lecteur averti sait aussi que même La Cour Constitutionnelle allemande est aujourd’hui obligée d’avaler des couleuvres….

Reste à savoir quelle partie de la liquidité nouvelle reste enfermée dans la sphère financière et simplement spéculative et quelle partie nourrit l’économie réelle.  De ce point de vue, la BCE en tant qu’organe central du jeu des acteurs ménage à la fois, la finance et l’Etat, qui se doit lui-même de ménager les réalités économiques et sociales. La BCE, comme souvent indiqué dans le blog, « tient le tout » tout en n’étant qu’un acteur au service des autres. Les leviers de commande  d’une finance  au périmètre gigantesque doivent être scrupuleusement tenus et à ce titre il faut bloquer tout effondrement de la valeur des actifs, d’où des prêts aux banques qui sont de fait des subventions, des achats de titres privés, etc. Le service  à l’Etat doit lui-même être tout aussi scrupuleux (rachat massif de dette publique) à peine d’un effondrement de la capacité de ce dernier à se financer et des conséquences gigantesques sur les bilans des institutions financières et de leurs clients (les ménages). Ce jeu très complexe et très subtil est le principe explicatif de la répartition de l’extraordinaire liquidité entre son canal spéculatif et financier et son canal économie réelle.

La BCE est certes bien devenue une sorte de proto-Etat, un peu l’équivalent du Duché de Bourgogne au 15ième siècle, mais le suzerain , c’est- à-dire l’Etat , doit être ménagé car il est lui-même dans une situation de servitude volontaire qui pourrait être contestée par des citoyens devenus soudainement conscients d’ une situation devenue ubuesque. Pour le moment encore, on continuera de véhiculer la grande fable de l’indépendance des banques centrales et on continuera à masquer le fait que derrière le jeu complexe du proto-Etat, de son suzerain et de ses serviteurs, il y a une finance qui est l’ultime marionnettiste. L’irruption éventuelle d’une cryptomonnaie "banque centrale" pourra-t-elle demain redéfinir fondamentalement les règles du jeu et nous faire basculer dans un tout autre monde ? Affaire à suivre.

 

 

 

 

 

 

 

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1 mai 2021 6 01 /05 /mai /2021 16:47

Les énormes dépenses publiques américaines sont critiquées de toutes parts. Beaucoup pensent que la compilation des plans Trump puis Biden de relance ne pourra, au-delà d’une dette jugée insupportable, que mettre en danger l’hégémonie du dollar dans le monde. Certains auteurs pensent même que la Chine va en profiter pour arrimer le yuan dans un statut de monnaie de réserve et que sa récente décision du passage à un Yuan flottant irait dans ce sens[1]. D’autres pensent que l’on pourrait se diriger vers une dévaluation massive du dollar.[2]

Pour autant, nous tenterons ci-dessous de montrer que le dollar est et restera encore très longtemps la seule monnaie à être suffisamment liquide et à ne pas souffrir du risque de convertibilité c’est-à-dire de fuite vers une autre monnaie. Clairement l’émetteur de dollar - de fait un accord non écrit entre Trésor fédéral et FED sur la couverture de l’émission - restera le souverain à qui il ne pourra pas être demandé de compte. Cela ne fut pas toujours le cas, notamment lorsque avant le 15 août 1971 le dollar était convertible en métal précieux et que cette convertibilité devenait de plus en plus exigée par des Etats qui demandaient le remboursement de leurs avoirs dollarisés en or. En pratique, des Etats étrangers, dont la France du Général De Gaulle, se disaient tout aussi souverains que l’Etat fédéral américain, lequel devait se soumettre à une discipline monétaire sérieuse. Cela n’est plus le cas aujourd’hui et nous allons montrer que la souveraineté américaine est au-dessus de toutes les autres souverainetés et cela probablement pour fort longtemps encore.

Tout d’abord il faut comprendre que l’énorme déficit du Trésor fédéral n’est pas danger mais pur cadeau fait à tous les acteurs qui vont en bénéficier. De façon très synthétique et en prenant la terminologie des comptables nationaux, les grands acteurs sont les « administrations publiques » (Etat fédéral), le secteur privé (« entreprises », « système financier » et « ménages ») et le « reste du monde » qui est un acteur greffé sur ceux  de l’ensemble national. Lorsque l’Etat fédéral décide de dépenser, il ordonne à la FED d’enclencher l’abondement des comptes des bénéficiaires (entreprises et ménages via le système bancaire). Cette dernière débite le compte du Trésor fédéral pour un même montant…que celui-ci soit à découvert ou non. Les bénéficiaires de la dépense publique sont le secteur privé dans ses composantes et bien sûr le reste du monde, le plus souvent par ricochet (importations nouvelles, dépenses militaires à l’étranger, exportation de capitaux vers le reste du monde, etc.) Ces mêmes bénéficiaires directs et indirects, nationaux ou étrangers, voient leurs comptes bancaires crédités en dollars. Ils peuvent bien sûr transformer ces dollars en bons du Trésor US sans aucun risque puisque la FED pourra en tant que prêteur en dernier ressort toujours assurer le paiement à l’échéance. De ce point de vue la dette n’a aucun sens pour le Trésor américain. Ce n’est évidemment pas le cas pour nombre d’autres Etats qui ont pu ou ont dû s’endetter à partir de devises étrangères et qui ont adopté un taux de change fixe. Ce n’est pas non plus le cas d’autres Etats qui, tels ceux de la zone euro, ont abandonné toute souveraineté monétaire et ne peuvent plus individuellement bénéficier d’un financement illimité de la BCE. Le drame de la Grèce reste ici dans les esprits.

Bien sûr les bénéficiaires nationaux et étrangers du déficit public américain peuvent transformer leurs

nouvelles liquidités en dollars et acheter des devises étrangères. Le problème est toutefois qu’une

partie essentielle du monde est fait d’espaces économiques excédentaires tel l’immense Chine et

l’Europe, voir le Japon et la Corée du sud. Cela signifie que le compte du reste du monde de ces espaces

 est déficitaire, ce qui correspond à un fort excédent financier pour les dits espaces. En termes

 simples, Chine et Europe, soit quelque 40% du PIB mondial, dépensent moins qu’ils ne gagnent, ce qui

signifie que leurs devises ne sont pas abondantes sur le marché mondial.

Le Yuan est relativement rare car peu d’acteurs mondiaux sont en excédent sur la Chine et leurs

 comptes en Yuans sont donc très limités. L’euro est relativement rare car peu d’acteurs sont en

excédent sur la zone euro et leurs comptes en euros sont limités.

 Globalement, une réserve de valeur en Dollars est bien plus intéressante qu’une réserve de

valeur en Yuans ou en euro dont la liquidité est beaucoup plus faible qu’un dollar très abondant en

raison du déficit américain. Et, précisément, cette liquidité aussi synonyme de sécurité, fait que les

monnaies chinoise et européennes sont moins souveraines que la devise américaine. Une grande partie

du monde s’étire ainsi entre zones  très  excédentaires (Chine, Japon , Corée du Sud,  Europe, Etats

pétroliers) et une zone très déficitaire (USA). Bien sûr, il existe d’autres espaces ( Amérique Latine,

Afrique, etc.) qui eux sont en difficulté. Très simplement ils ont quelque peine à rassembler les moyens

nécessaires aux importations dont ils ont le plus grand besoin (dentées alimentaires surtout, mais

aussi, pétrole, médicaments, technologies, sans bien sûr oublier un service de la dette qui, pour certains

pays africains, va mobiliser jusqu’à 50% du budget public[3]). Si donc les zones précitées étaient toutes

excédentaires, en particulier commercialement excédentaires, cela signifierait qu’Amérique Latine,

Afrique, etc. connaîtraient les plus grandes difficultés à exporter et donc à disposer des ressources

importées dont ils ont les plus grands besoins. De ce point de vue l’énormité du déficit américain

constitue un ballon d’oxygène pour ces continents et pays. Un ballon d’oxygène américain qui viendra

 s’ajouter à l’abandon par le G20  du service de la dette pour 73 pays en difficulté[4].

La conclusion est simple : parce que les monnaies des zones excédentaires sont animées par des forces

plus centripètes que centrifuges, les devises correspondantes ne peuvent devenir aisément monnaie

 de réserve. A l’inverse, parce que les USA connaissent un déficit public gigantesque et que ce déficit

nourrit le compte du reste du monde, le dollar est animé de forces plus centrifuges que centripètes et

 devient spontanément la monnaie ultime.

La Chine, notamment avec ses routes de la soie, effectue de gigantesques prêts en Yuans auprès de

nombreux pays. L’augmentation de la liquidité en Yuans correspondante est pourtant éphémère et les

pays bénéficiaires sont invités à importer depuis la Chine et au-delà à rembourser les prêts. Là encore

les forces centripètes l’emportent. Il est donc très difficile de créer une zone Yuan pouvant à terme

concurrencer le Dollar.

Une solution plus efficace pour la Chine serait d’utiliser ses immenses avoirs en dollars pour acquérir

des entreprises américaines. Il s’agirait alors d’un véritable paiement, les USA voyant leur déficit se

 transformer en perte de patrimoine. Bien évidemment, les USA utiliseraient tous les moyens de leur

souveraineté pour réduire à peu de chose cette perte de substance.

De fait la concurrence du Yuan - ou de toute autre monnaie - au regard du Dollar serait la transformation

 du système productif chinois avec désormais un déficit durable et important permettant aux forces

 centrifuges de l’emporter sur les forces centripètes. On en est très loin et longtemps encore la Chine

devra connaître un excédent extérieur compensant la faiblesse de la consommation interne.

La mort du dollar est régulièrement annoncée. Il n’a pourtant jamais été aussi hégémonique et il le sera

encore fort longtemps.

[1] C’est le cas de Kenneth Rogoff (cf les Echos du 33 avril 2021)

[2] C’est le point de vue de Nicolas Baverez (cf les Echos du 28 avril 2021)

[3] C’est le cas du Ghana aujourd’hui.

[4][4] Décision des pays du G20 d’Avril 2020, et décision de peu d’effet par peur d’abaissement de note entrainant une fuite de capitaux.

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16 décembre 2019 1 16 /12 /décembre /2019 07:03

 

Le système à points mobilise fortement les enseignants et le pouvoir admet volontiers qu’il existe un problème de rémunération dans ce corps de fonctionnaires. Il apparaitrait ainsi que la retraite actuelle ne pourra être maintenue, chez les enseignants beaucoup plus qu’ailleurs,  lorsque son calcul passera sur la base de la carrière entière  et non plus sur celle des 6 derniers mois. Tentons d’apprécier l’ampleur de la question au travers d’un modèle simple.

Les 3 principales catégories (instituteurs, certifiés, agrégés) voient, durant leur carrière, leur rémunération mensuelle brute évoluer comme suit : de 1658  à 2474 euros pour les premiers, de 1818 à 3139 euros pour les seconds; de 2099 à 3889 euros les troisièmes. D’où les ratios suivants indicateurs de l’évolution des rémunérations : 1,49 pour les instituteurs, 1,72 pour les certifiés, et 1,85 pour les agrégés.

Sur la base 100 en début de carrière pour les 3 catégories cela signifie une rémunération de 149 pour les instituteurs, de 172 pour les certifiés et de 185 pour les agrégés. Compte tenu d’un taux de remplacement moyen de 0,75 pour la pension, nous avons respectivement des retraites mensuelles, de 111,75, de 129, et de 138,5. Cela concerne le dispositif actuel où la base de calcul prend comme référence les 6 derniers mois d’activité.

Si maintenant le nouveau système prend comme référence la totalité de la carrière, le poids du passé et de ses rémunérations beaucoup plus faibles prend de l’importance. Ainsi dans notre modèle la rémunération moyenne et non plus terminale à comme indice : 124,5 ((100+149)/2) ; 136  (( 100+172)/2 ; 142,5 ((100+185)/2.  En appliquant le même taux de remplacement (0,75) les retraites passent respectivement à : 93 ; 102 ; et 107.

Les instituteurs perdent ainsi 111,75- 93= 18,75 points; les certifiés perdent 129- 102= 27 ; et les agrégés perdent 138,5- 107= 31,5.

Plus concrètement sans changement des profils de carrière, les instituteurs perdent ainsi près de 17% de leur pension, les certifiés perdent 21% de leur pension, et les agrégés perdent près de 23% de leur pension.

Le pouvoir annonce qu’il n’en sera rien et que les retraites seront maintenues. Sans transition, cela suppose une augmentation considérable des rémunérations tout au long de la carrière, avec des choix possibles : augmenter les indices des premiers échelons dans d’importantes proportions, ou amortir le choc en se focalisant davantage sur les derniers. En moyenne, et compte tenu des proportions entre les différents statuts à l’intérieur d’un effectif global de 902000 enseignants, cela supposerait une masse salariale augmentée d’environ 20%. Il est très difficile de connaitre de façon rigoureuse la masse budgétaire consacrée à la rémunération des seuls enseignants, mais on l’estime à environ 45 milliards d’euros, cela signifie par conséquent une petite dizaine de milliards d’euros, soit O,4 points de PIB. Compte tenu d’une croissance faible, de l’absence de gains de productivité, des règles bruxelloises, etc. ce scénario semble impensable. Par contre Il serait  possible sans les contraintes d’une monnaie unique qui borne de façon radicale la croissance.

Le scénario de l’augmentation des rémunérations est d’autant plus impraticable  que les enseignants ne sont pas les seuls fonctionnaires à connaitre une évolution  de rémunération passant de 1,5 à 1,8 au long d’une carrière. Sans entrer dans les détails les fonctionnaires de catégorie A voire B sont un peu dans la même situation : début de carrière mal rémunérée et fin de carrière plus correcte. D’où le risque d’une forte dévalorisation des pensions sans une hausse significative des rémunérations d’activité.

Face au mur d’une dépense publique étroitement bornée par les contraintes d’une monnaie unique qui ne fonctionne qu’au bénéfice exclusif de l’Allemagne, le pouvoir embrume les choses par l’idée d’une transition de longue durée, d’un point indexé, de mesures diverses sur les femmes les paysans, les commerçants etc. Concrètement l’application de la réforme dans le monde enseignant devrait générer des couts énormes sans aucune contrepartie….

Le but de la réforme globale des retraites était relativement clair : diminuer le montant global unitaire des couts du vieillissement pour faire face à la rupture démographique dans le contexte des rigidités imposées par la monnaie unique. L’examen du seul cas des enseignants révèle que le fonctionnement des marchés politiques débouche nécessairement sur un effet pervers majeur : Au-delà de la lenteur de sa mise en place, le cout de la réforme est considérablement plus élevé que le gain escompté. Le pouvoir devra imposer brutalement, mentir, contourner, diviser, opposer, etc. pour maintenir son objectif de réduction des couts unitaires du vieillissement. Rudes batailles à prévoir sur les marchés politiques.

 

 

 

 

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25 juillet 2019 4 25 /07 /juillet /2019 13:45

Beaucoup d'articles de presse s'interrogent sur les compétences de madame Lagarde concernant ses capacités dans le domaine de la finance. Nous republions ici un texte relativement ancien permettant de se faire une idée  de ce qu'on appelle "Le monde de la Finance". Ultérieurement nous publierons une réflexion qui nous est venue au terme de la lecture d'un petit ouvrage fort intéressant: "Le Banquier et le citoyen, L'Europe face aux crises financières", ouvrage construit par Michael Vincent- ancien de la City - et publié par la Fondation Jean Jaurès. 

            Questions autour de la légitimité d’une hypertrophie financière

L’idée selon laquelle le système financier se serait transformé en gigantesque casino est devenue courante. Avec l’apriori suivant : tout comme au casino il n’y aurait pas de production de valeur et ce qui serait gagné par les uns serait strictement compensé par les pertes des autres.

Tentons toutefois d’apporter quelques éclaircissements à cette comparaison couramment utilisée par les critiques de la finance.

Des producteurs de valeur ajoutée ou de gains à l’échange semblables

Tout d’abord il y a lieu de s’interroger sur l’apport du Casino. Par exemple, quel est le résultat du jeu de l’échange sur les tables de roulettes ? Manifestement les salles de roulettes sont l’équivalent d’un atelier de production de valeur ajoutée classique, et valeur ajoutée faite d’une production ( les sommes nettes perdues par les joueurs diminuées des consommations intermédiaires). Il y a activité spéculative, paris effectués sur des numéros ou des couleurs,  et ce qui est gagné ou perdu par les joueurs est strictement équivalent à ce qui est gagné ou perdu par la banque. Simplement les règles sont ainsi faites que les probabilités de gain de la Banque sont supérieures à celles des joueurs. De quoi payer les charges de fonctionnement et le profit réclamé par les propriétaires.

Non seulement il y a production de valeur au sens de la comptabilité nationale, laquelle ne pourra distinguer une salle de roulettes d’une usine d’assemblage de voitures, mais il y a aussi au sens de la théorie économique un véritable gain à l’échange : Le propriétaire du casino gagne à répondre positivement à la passion du jeu, et les joueurs gagnent à pouvoir s’adonner à leur passion.

Il y a également production de valeur au niveau des salles de marché, lesquelles ressemblent – au-delà des technologies utilisées – aux salles de roulettes. Donc production de valeur au sens de la comptabilité nationale et production de valeur au sens de la théorie économique.

La comparaison, à connotation négative, du monde financier avec les jeux de casino est ainsi peut-être non fondée.

Mais nous ne sommes qu’au début de la comparaison.

Le statut du futur : probabilisable ou incertitude radicale ?

Les règles du jeu de roulette sont simples et connues de tous les participants. Il s’agit donc d’un marché dans lequel l’information est parfaite, sans asymétrie, avec, pour les joueurs, liberté de ne pas entrer dans le marché. L’environnement des salles de roulette est particulièrement stable, en particulier les mouvements de la société n’affectent guère le résultat du jeu. Point n’est besoin de relier la salle à Reuters ou Bloomberg : le mouvement du monde n’affecte pas le hasard de la rencontre entre la boule et un numéro. Et les « états du monde » sont parfaitement connus : probabilité de 1/36 pour les numéros, de 1/2 pour une couleur ou le genre d’un numéro, etc. L’avenir (le résultat du jeu) est inconnu mais il ne saurait réserver de surprise : la boule ne peut se stabiliser sur un numéro ou une couleur qui n’existe pas dans l’univers du jeu de roulette.

Le jeu du marché dans les salles de marché est d’une toute autre nature. Contrairement à ce que laissaient penser Black et Scholes, le monde des salles de marché est plus fractal que gaussien. Cela signifie que des risques extrêmes peuvent se produire, évidemment de façon totalement inattendue. Il s’agit du « Cygne noir » cher à Taleb et « cygne noir » que Mandelbraut avait théorisé dans les années 1960. Il est donc des états du monde totalement imprévisibles, d’où a priori des surprises, comme celle d’une crise financière.

 Le prix de marché remplace le numéro sortant du jeu de roulette, et ce prix est bien une extériorité qui dépend du rapport entre des hommes, rapport entre offre et demande, rapport qu’aucun ne maitrise et sur lequel tous exercent une influence en continue. Au jeu de roulette, la boule se stabilise. Personne ne peut connaitre son numéro d’ancrage, parce que le calcul théorique qui relève de la simple mécanique est tellement complexe, qu’il n’est pas maitrisable par le physicien, d’où l’impression que le résultat relève du hasard.

Le prix d’un contrat sur le marché à terme est d’une autre nature. Les causes du prix sont aussi infiniment complexes, d’où le trop facile et sans doute rassurant passage vers un monde gaussien alors même qu’il en est très éloigné. Prix et hommes agissent en boucle continue avec parfois des sauts déterminés par la contagion des croyances et rumeurs. C’est précisément parce qu’il y a du « social » dans la finance que le futur n’est pas probabilisable. Et c’est, à l’inverse, parce qu’il n’y en a pas dans les salles de jeu que le futur y est probabilisable.

Le caractère non probabilisable du futur dans la finance n’est certes pas confortable, mais il y a hélas beaucoup plus grave : l’inégalité fondamentale entre les joueurs.

Les règles du jeu : claires ou porteuses d’asymétries radicales ?

A l’inverse des salles de jeu où d’une certaine façon la population est homogène au regard du jeu -malgré sa grande hétérogénéité de fait (niveau d’instruction, de richesse etc.)- le monde de la finance est extrêmement hétérogène. Et cette hétérogénéité se reconnait d’abord dans l’asymétrie d’informations, peut-être ensuite dans l’asymétrie de pouvoir de manipulation. Et le tout rend « élastique » le patrimoine financier d’une collectivité. Ce qui signifie que le monde de la finance est celui où tous peuvent gagner  et où tous peuvent  perdre alors que dans les salles de jeu les patrimoines restent constants : ce qui est gagné par certaine est perdu par d’autres. Reprenons ces différents points.

L’asymétrie d’informations est banale et correspond au fait que tous ne disposent pas du même niveau de connaissance concernant la réalité des produits et la réalité des marchés. Plutôt que de parler d’asymétrie d’information, il vaudrait peut-être mieux parler d’asymétrie de connaissances. Au fond personne ne sait, puisque le prix est fonction d’une foule d’actions et de réactions, correspondants à une multitude d’informations. Et le plus souvent actions et réactions sur la base d’une chaine de causalités qui n’est pas scientifiquement établie. De ce point de vue le prix surplombe les acteurs du marché autant que le surnaturel pouvait surplomber les hommes de la pré modernité : il reste encore assez largement inaccessible et mystérieux. Pour autant, tous ne sont pas au même niveau de méconnaissance, et certains monopolisent des informations inaccessibles à beaucoup d’autres. C’est le cas des mathématiciens constructeurs de produits- algorithmes-  qui précisément apparaitront comme exotiques pour beaucoup d’acteurs. C’est aussi le cas de ceux qui maitrisent le mieux la vitesse de transmission de l’information en se trouvant par exemple plus proche de sa source. Exemple qui nous fait penser au trading informatisé et à la sophistication des algorithmes. Mais c’est aussi bien sûr, le cas de ceux qui disposent d’informations confidentielles et flirtent avec la notion de délit d’initié : il ne saurait- quoiqu’on en dise- exister de muraille de Chine dans les grandes institutions financières.

Cette première asymétrie est fondamentale et permet de comprendre l’énormité des rémunérations des plus talentueux, avec la fantastique résistance à toute modération des bonus. De ce point de vue, le risque de délocalisation est très réel et il sera impossible de réglementer sérieusement les rémunérations des principaux acteurs. Traders des marchés financiers et croupiers des salles de jeux, ne sont pas dans le même monde, et parce qu’aucune connaissance rare et stratégique n’est exigée chez ce dernier, sa rémunération ne sera guère comparable à celle du trader. Les énormes rémunérations des financiers peuvent partiellement relever d’un talent (ils apportent de la valeur en sécurisant ou en diminuant le cout d’une transaction), mais elles relèvent aussi d’une rente de situation.

L’asymétrie du pouvoir de manipulation est sans doute ce qui prolonge assez naturellement l’asymétrie des connaissances. Les cours, sur les marchés financiers, sont manipulables par les plus puissants, surtout s’ils disposent des possibilités de la globalisation financière, aujourd’hui ,il est vrai, partiellement remise en cause par les règles Volke, plan Vickers, lois de séparation des activités bancaires, etc. Ainsi des offres volumineuses d’achats immédiatement annulées, permettent de faire grimper un cours pendant un très court instant (quelques secondes et souvent beaucoup moins), et court instant mis à profit pour vendre. Le gain va ici chez le manipulateur de cours, gain éventuellement partageable avec celui qui aura été informé. Ce dernier cas est juridiquement un délit d’initié…qui ne peut évidemment être prouvé. La technologie fait ici barrage à l’application de la loi, et c’est l’une des  raisons pour laquelle Maurice Allais voulait conserver la cotation unique quotidienne et manuelle.

Le pouvoir de manipulation peut aussi être plus radical lorsque la loi – c'est-à-dire le tiers qui surplombe le jeu- disparait au profit des acteurs du jeu lui-même, c'est-à-dire des professionnels impliqués, à qui l’on confie la régulation du système. C’est ce qu’on a appelé la dérèglementation ou la dérégulation. Chacun sait aussi que lorsque le régulateur public existe, il est souvent capté, ou à tout le moins sollicité par les lobbystes. A titre d’exemple, la directive européenne sur les « hedge funds » et les fonds de « private equity »  a fait l’objet de 1690 propositions d’amendements en provenance de l’industrie. Beaucoup plus grave est sans doute les acteurs du comité de Bâle dans lesquels les Etats ne sont même pas représentés.

« L’élasticité du volume des patrimoines financiers », fait qu’à l’inverse des tables de jeux, des bulles vont régulièrement se former, et exploser tout aussi régulièrement. Parce que les objets financiers ne sont jamais une réalité, pensons au Bitcoin, mais une simple représentation ou un simple reflet, et quelquefois même reflet de reflet pour les produits les plus complexes, il y a toujours incertitude quant à leur valeur objective. Et incertitude concrètement vérifiée, par le mouvement incessant des hausses et des baisses de prix. A l’inverse de nombre de marchandises réelles classiques, une hausse de prix, peut entrainer une augmentation de la demande, entrainant une nouvelle hausse, et par un processus de contagion mimétique, développer une bulle. Il en résulte des phénomènes d’enrichissement, ou d’appauvrissement globaux, gravement perturbateurs à l’échelle macroéconomique. Et effets accrus en raison des interventions des banques centrales qui- à titre d’exemple-  développent  des hausses par le biais du « Quantitative Easing ».

La machine à produire d’incorrigibles inégalités.

Les différentes asymétries et bulles intrinsèques à la finance, sont génératrices d’une aggravation des inégalités sociales, et inégalités plus ou moins bien supportées selon les codes et normes sociales en vigueur, et donc selon les pays. De ce point de vue, l’emprise toujours plus grande des salles de marché, est beaucoup plus insupportable là où la passion de l’égalité est encore en vigueur (France), que là où la liberté est une valeur beaucoup plus importante que l’égalité (Grande Bretagne).

Le Fordisme classique, redistribuait d’autant plus volontiers les gains de productivité, que le lieu d’où ils jaillissaient, était outil de production construit et utilisé collectivement. Il était difficile de savoir, quel ingénieur, quel agent de maitrise ou ouvrier, était plus responsable que d’autres dans l’émergence du surplus de production. D’où, à l’époque, le caractère très contenu des échelles de rémunération. La salle de marché, est un rassemblement d’individus autour d’un outil technique, qui permet de lire à l’euro près ce que tel ou tel agent produit. L’atelier fordien était lieu de production indivise. La salle de marché est peuplée d’artisans, et chacun exige un bonus qui est une fraction d’une production artisanale très personnalisée.

Maintenant la financiarisation du réel étant en pleine expansion, se met en place les deux lames d’un ciseau, qui d’un côté, tend vers une hausse sans limite des rémunérations liées à la finance, et de l’autre, une pression sur les basses rémunérations dans le secteur de la « réalité », en raison des délocalisations facilitées par ce que nous appelions les « autoroutes de la finance ». Les salles de jeu appauvrissent fréquemment ceux qui jouent trop souvent (il existe un biais statistique en faveur du propriétaire du casino), mais les salles de marché appauvrissent ceux qui ne participent pas aux jeux financiers, ou plus exactement, tendent à déchirer les mondes où la valeur de l’égalité, était croyance et projet collectif. Ainsi, et d’une certaine façon, les salles de jeu ne développent pas d’effets externes majeurs ( a priori pas trop de pollution) tandis que les salles de marché développent des externalités négatives de grande ampleur.

Il ne reste que des paris sur fluctuations de prix ….à prix fort élevé.

Les salles de roulettes, au surplus non reliées au sein d’une chaine planétaire, sont le lieu de spéculations aux conséquences simplement microéconomiques. Les salles de marché complètement intégrées sont le lieu de paris aux conséquences macroéconomiques mondiales. Cette démesure de la finance apparait pourtant très utile : elle assure en principe la sécurité des transactions, permet de lutter contre l’incomplétude des contrats, et diminue considérablement les couts correspondants. Concrètement, le marché à terme du kérosène et les gigantesques contrats auxquels il va donner naissance permet aux compagnies aériennes d’avoir de la visibilité sur une consommation intermédiaire représentant l’essentiel des couts desdites compagnies. Et des couts qui seraient autrement plus élevés s’il fallait se sécuriser par des stocks privés sur l’ensembles des aéroports utilisés. Et bien évidemment ce marché à terme sera d’autant plus satisfaisant pour ces acteurs s’il est fortement nourri par de la liquidité c’est-à-dire par la présence d’une multitude d’autres acteurs qui, regards rivés sur des écrans, n’ont pas à connaitre la nature profonde de l’actif travaillé c’est-à-dire du kérozène…

Ces agents infiniment plus nombreux que les compagnies aériennes sont des financiers qui peuvent se nommer « parieurs sur fluctuations de prix » et sont pourtant généralement faussement désignés « investisseurs ». Il s’agit bien sûr des spéculateurs. Et spéculateurs dont on sait qu’ils sont- en raison de leur poids- les acteurs en position quasi hégémonique sur le marché.

Leur apport est ambigu et ne peut être mesuré facilement par la valeur ajoutée de la comptabilité nationale. Très certainement, les paris sur fluctuations de prix, prennent une place croissante dans la valeur ajoutée bancaire, notamment au niveau des méga- banques américaines. Pour autant, on sait depuis le regretté Alfred Sauvy, que l’une des insuffisances de la comptabilité nationale, est de sommer des valeurs ajoutées… qu’il faudrait pourtant de temps en temps soustraire. Et chacun peut avoir en tête, pour en rester à l’exemple des hydrocarbures la consommation de carburant supplémentaire, provoquée par les bouchons dans les villes.

Replacé dans le contexte des salles de marché, les valeurs créées doivent- elles être ajoutées ou retranchées à la richesse nationale produite ? Il est possible de répondre à la question en la transformant : l’interdiction des paris sur fluctuations de prix déboucherait-elle sur une baisse relative du PIB ? Réponse assurément positive, si l’interdiction en questions (devises, matières premières, titres , etc.) aboutissait à des grippages de l’économie réelle : moins d’échanges risqués et davantage de stocks à financer pour contrer une trop grande volatilité des prix, demande globale en baisse par « effet richesse » devenu assez probablement négatif, etc.

Microéconomie et Macroéconomie

Et cette conclusion est banalement la bonne réponse car il est clair que si les entreprises de l’économie réelle se prêtent de plus en plus massivement aux jeux financiers (aujourd’hui tout est objet de financiarisation depuis les taux de change jusqu’aux produits viviers les plus banaux) c’est en raison de calculs microéconomiques simples : la financiarisation généralisée permet de diminuer les couts d’une gestion plongée dans la globalisation et la mondialisation. Exprimée de façon plus savante, l’hypertrophie financière se développe tant que les couts de la couverture des risques restent inférieurs au supplément de profit obtenu par ladite couverture. Et si les couts diminuent en raison des gains de productivité issus d’une technologie financière plus performante, il y a de la place au développement de cette boursoufflure sur le visage des sociétés. Il est donc compréhensible que des entreprises de l’économie réelle s’équipent- directement ou indirectement- de véritables salles de marché ( TOTAL ; EDF ; etc.) avec parfois æun nombre d’emplois crées rivalisant avec ceux du métier de base qui traditionnellement les définissait dans l’ancien monde.

Les externalités microéconomiques de la finance sont donc globalement positives. Son gigantisme est le produit d’une volonté de réduction des risques des agents de l’économie réelle, risques partagés et reportés sur une multitude considérable d’acteurs, et multitude qui fait la taille à priori aberrante de la finance. A cet égard peu de transactions paraissent illégitimes et même le rachat d’actions à partir de dettes nouvelles et donc de création monétaire est micro économiquement compréhensible. Plus globalement les modèles économétriques tels ceux construits par Natixis (Flash Eco N°1495) révèlent que la croissance économique est positivement reliée à celle de la finance

Par contre la financiarisation développe des externalités dotées d’une puissance illimitée et possiblement catastrophique au plan macroéconomique. Dire cela constitue une banalité puisqu’il s’agit d’une réalité empiriquement constatée : les périodes de répression financière sont historiquement celles d’une forte croissance tandis que les périodes de libéralisation furent marquées par des crises de grande ampleur, d’abord financière, puis économiques, et parfois des catastrophes politiques. Parce que le système financier est systémique et que le shadow banking n’est pas séparable du système bancaire, tout défaut ou risque de défaut de quelque importance développe des externalités à l’échelle planétaire.

Les banques doivent-elles conserver un quasi-monopole dans la création monétaire ?

Il faut pourtant s’interroger sur ces périodes de déréglementation ou libéralisation financière. A chaque fois il s’agit de libéraliser le processus de création monétaire en le laissant dans la main des banques, de sorte que toute addition de monnaie corresponde aussi à de la dette supplémentaire : il n’y a pas ou plus de monnaie sans dette assortie d’un taux de l’intérêt. Si maintenant il y a croissance économique avec libéralisation de tous les prix y compris des taux de change et totale libération du mouvement des capitaux, on comprend qu’il y a là tous les ingrédients propres à augmenter considérablement la base monétaire (pour des PIB croissants, des déséquilibres aussi bien budgétaires qu’extérieurs, des besoins de couverture, etc.). On comprend aussi puisque la base monétaire n’est que de la dette, que ces phénomènes sont inéluctablement engendreurs de risques de défauts  croissants ….qu’il faut couvrir par de nouveaux produits financiers….dont la matière première est une consommation supplémentaire de dette…Le cercle est bouclé.

Quand maintenant nombre d’experts, claironnent sur les risques d’un modèle de croissance qui reposerait sur de la dette, et s’alarment du fait que la dette cumulée mondiale serait passée de 234,6% du PIB mondial en 2006 à 275% en 2016, ils se trompent en affirmant que les leaders politiques n’ont pas entrepris les réformes structurelles requises pour restaurer la croissance. Le vrai problème n’est pas au cœur de l’économie réelle mais dans celui de la finance qui ne devrait plus produire de la monnaie sur la base d’une dette. Nous entrons là dans le grand débat de la monnaie pleine.

 

 

 

 

 

 

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