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12 juillet 2023 3 12 /07 /juillet /2023 06:47

Les évènements français de ces dernières semaines sont apparus énigmatiques, en particulier dans les pays étrangers. Si ces émeutes ne sont que des revendications de nature diverses : économiques, sociales, politiques, sociétales, etc. – comment se fait-il qu’elles soient spécifiques d’un pays qui disposent d’abord d’un Etat- providence de loin le plus généreux de la planète, mais aussi de dispositifs sociétaux soucieux d’une émancipation croissante de chacun ? Nous tenterons en quelques lignes d’apporter une réponse à cette question.

Constatons tout d’abord qu’historiquement les révoltes sont très généralement constructrices de liens sociaux. Il s’agit de contester des règles d’ensemble, celles qui sont l’armature de la société, pour en établir de nouvelles. C’est évidemment le cas des révolutions qui voient dans les révolutionnaires le souci de rebâtir le cadre institutionnel et réglementaire d’une société. C’est aussi le cas, à l’époque du capitalisme, des syndicats qui provoquent des grèves tout en protégeant l’outil de travail et ne font que revendiquer de meilleures conditions de travail. On pourrait multiplier à l’infini les exemples : se révolter c’est aussi constater que l’on fait société, un univers commun qui est confirmé et que l’on souhaite voir progresser. Constatons parallèlement une tendance lourde de l’accumulation historique des révoltes : une complexification croissante des sociétés, ce que les sociologues appellent la densité sociale, ou que les juristes désignent par le caractère stratigraphique du droit. De ce point de vue la France, pays révolutionnaire s’il en est, dispose d’une complexité sociale colossale. Nous y reviendrons.

 Beaucoup plus rares sont les révoltes qui se fixent pour objectif de détruire une appartenance à une société. C’est le cas pourtant du démantèlement des Etats, la référence ultime, à savoir l’appartenance aux mêmes règles n’étant plus jugée supportable.

Précisons maintenant qu’il existe un lien entre révoltes et « Etat ». Les sociétés sans Etat ne connaissent que peu le phénomène de révolte. Sans doute existe-il des guerres inter ethniques, mais les révoltes intra-ethniques semblent rarissimes. La logique de l’intérêt qui semble animer les révoltes n’existe pas dans les sociétés homogènes où l’ordre du monde et les rapports qui existent entre ses membres semblent être une donnée dépassant chacun. L’absence de toute forme de propriété de la terre ajoutant du poids à l’immobilisme ambiant. A l’inverse, quand l’Etat existe, la chance de voir qu’il peut jouer un rôle dans l’ordre du monde (l’intangible pouvoir des dieux est substitué par celui capricieux des hommes) devient grande. Ainsi les révoltes se tournent très souvent et très naturellement vers les détenteurs directs ou indirects du pouvoir étatique.

De ce point de vue, le cas de la France est particulièrement éclairant et dans les révoltes de ses agents censés être devenus citoyens, la demande d’Etat est considérable. Il appartient à l’Etat de calmer toutes les revendications par déplacement, abandon ou création de nouvelles règles du jeu social. Qu’il s’agisse des ouvriers, médecins, banquiers, commerçants, épargnants, employés, consommateurs, usagers, patrons de PME ou de grandes entreprises, etc. il appartient à l’Etat de calmer les uns et les autres par des révisions règlementaires aux complexités infinies. D’où l’extrême densité sociale dont l’Etat cherche à se débarrasser, par exemple par ces Etats dans l’Etat que sont ces plus de mille Autorités Administratives Indépendantes, ou, autre exemple par les appels croissants aux cabinets de conseils. Nul n’est censé ignorer la loi mais personne ne peut aujourd’hui la connaître. Précisément, la citoyenneté issue de révoltes antérieures s’évapore et n’est plus elle -même instance de socialisation. La nouveauté radicale est donc que les révoltes qui ne faisaient que confirmer l’appartenance à une même condition politique sont aujourd’hui contestées dans leur efficacité historique. Les révoltes perdent leur sens historique classique et n’assurent plus un progrès que l’on croit disparu. Le sens du collectif s’est évaporé et l’engendrement efficace d’une révolte progressiste semble de plus en plus difficile. Au-delà, l’Etat noyé dans sa complexité est devenu incapable d’effectuer des choix sans risques majeurs. Qui est aujourd’hui capable de mesurer les couts d’opportunité des politiques publiques disséminées dans les innombrables agences publiques ?

Les révoltes ont construit la société jusqu’à sa déconstruction. Mais dans le même temps cette société déconstruite, parce que précisément déconstruite accepte depuis près d’un demi siècle des agents qui vivent en commun dans une autre réalité, celle où l’ordre social est une donnée indépassable. Ces agents vivent en communauté aussi pour se protéger d’un monde qui ne respecte même plus les contraintes de la vie sociale. L’ordre social français était acceptable lorsqu’il n’était pas déconstruit et les immigrés pouvaient connaitre les immenses avantages de l’Etat- providence sans être contraints par le projet émancipateur des révoltes de citoyens et le mythe de l’individu libéré. Clairement, avec aussi l’aide de l’Etat-providence,  les mariages mixtes pouvaient se multiplier dans le respect de valeurs sociétales en voie de possibles convergences. Le déclin rapide de ces unions est le signe d’un refus de faire société.

Les émeutes de ces dernières semaines ne sont pas des révoltes afin de mieux partager les avantages multiples de l’Etat- providence. Il ne s’agit pas de faire progresser la société, mais de refuser la noyade d’une communauté dans un monde qu’elle ne peut accepter sans se détruire elle-même. Et de ce point de vue les « plans Borloo » sont inutiles. L’ennemi devient la société d’accueil, c’est- à-dire la France dont il faut détruire les signes le plus visibles. Ces signes sont bien sûr d’abord ceux de son Etat : mairies, commissariats de police, lycées, etc. Les émeutiers ne voient pas que ces signes sont des lieux pouvant assurer leur propre émancipation. A l’inverse ils pensent percevoir clairement qu’ils sont ceux de leur aliénation. Bizarrement, dans le langage des émeutiers, devenir libres c’est se libérer des outils de l’émancipation de ceux qui, à force de révoltes, ne se considèrent plus comme des citoyens.

Les émeutes ne sont porteuses d’aucun avenir positif, ni pour les anciens citoyens toujours prêts à accueillir de nouveaux immigrés, ni pour les accueillis nouveaux ou anciens. A l’inverse des révoltes traditionnelles, les émeutes d’aujourd’hui ne participent plus au mouvement progressiste de la société. La France restera un corps étranger devenu l’ennemi des accueillis. D’un côté Les émeutiers  ne peuvent que se radicaliser dans leur haine de la France. De l’autre les anciens citoyens devenus individus libérés ne peuvent que se raidir dans leur nouvelle configuration anthropologique. Il n’y a plus à envisager de compromis et tout invite à la rupture. Face à une telle situation que peut faire un Etat français devenu complètement déconstruit et impotent ?

 

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28 juin 2023 3 28 /06 /juin /2023 13:36

Nous ne reviendrons pas dans cette note sur la définition de l’Etat en général comme objet de connaissance[1]. Rappelons simplement que l’Etat est une structure qui n’a pas toujours existé, et qu’il fait (quelle que soit le lieu ou le moment historique) l’objet d’une capture ou d’une configuration par un, plusieurs ou la totalité des individus qu’il est censé servir. De fait, et c’est sans doute la difficulté, il est toujours appropriation du « commun » d’une société par un, plusieurs, ou la totalité des individus qui la composent. En termes simples, l’Etat est une combinaison de biens publics faisant l’objet d’une appropriation privée. De ce point de vue  la plupart des spécialistes en ce domaine restent prisonniers de la vieille tradition aristotélicienne qui voit derrière les formes de gouvernement (monarchie, Aristocratie, République) la gestion d’un intérêt général et sa possible altération au profit des détenteurs du pouvoir[2]. Le concept de capture – a priori plus difficile à admettre- se trouve dans un tout autre registre : l’Etat est toujours l’objet d’un enjeu de la part d’acteurs qui, en toute hypothèse, même en démocratie, cherchent à le faire fonctionner à leur profit. C’est dire que la notion d’intérêt général est elle-même contestée. De ce point de vue, la démocratie est logiquement une majorité cherchant à faire valoir ses intérêts face ou au détriment d’une minorité. D’où le propos sans doute choquant d’un Hayek qui va considérer que la démocratie serait une configuration dans laquelle « tout le monde peut voler tout le monde ».

L’idée de capture permet de mieux comprendre ce que nous avons appelé les différents âges de l’aventure étatique depuis son big bang jusqu’à aujourd’hui. Très simplement, nous sommes passés d’un âge patrimonial, (l’individu au pouvoir gère le patrimoine commun comme son bien propre) à un âge institutionnel (les individus au pouvoir, ou tous les individus dans le cas de la démocratie, gèrent ce même patrimoine commun en devant le partager par le biais de règles constitutives d’institutions reconnues).

Ce qu’il y a de nouveau depuis plusieurs décennies est que cet âge institutionnel semble s’affaisser au profit de ce que nous avons appelé un âge relationnel ou un âge du marché généralisé venant écorner, voire faire disparaître, les institutions et déformer les Etats de façon radicale. Il s’agit du temps de la mondialisation et il n’est pas nécessaire de décrire ce qui est largement connu et analysé sur ce temps concernant en particulier les Etats européens. L’âge du marché généralisé n’a pas fait grandir les formes démocratiques des Etats devenus contestées par les forces du marché. Par exemple, il n’a pas permis la contestation de ce qu’on appelle la « représentativité » dans la démocratie et, dans la plupart des cas, les élus décident sans trop se préoccuper de leurs électeurs. Ainsi un député n’accepte pas d’être considéré comme salarié de son électorat, ce que l’âge du marché pouvait et devait logiquement engendrer. Plus grave, ce même âge a fait reculer les liens de solidarité (tout devient marchandise et les institutions de protection hors marché s’érodent). D’où des difficultés nouvelles pour décider en démocratie si la capacité à délibérer recule face à l’ordre des prix qui s’imposent à tous. D’où la possibilité de voir apparaitre des « chefs charismatiques » porteurs de solutions radicales. De fait la nouvelle conjecture (âge relationnel) reste porteuse de la structure : l’Etat reste ce qu’il est, un lieu de capture…y compris possiblement violente.

Tous les Etats ne sont pas au même stade de l’aventure étatique et il n’existe pas de déterminisme historique. Les Etats européens de par leur démarche de construction d’un ordre supra-étatique ont été le plus loin dans le grand bain de la mondialisation. Ils sont donc globalement dans l’âge relationnel de l’aventure étatique et se nourrissent du marché pour davantage se déconstruire au quotidien, d’où les sempiternelles réformes structurelles accélérant la déconstruction du vieil ordre institutionnel. En termes simples, le personnel politico-administratif avait intérêt à ce que le « loup capitaliste » soit gras… mais ils n’arrivent plus à le tenir en laisse. D’autres se nourrissent du marché pour élargir leur ordre institutionnel et lui faire dépasser les limites de leurs propres frontières. C’est bien évidemment le cas des USA  qui imposent et s’imposent dans des institutions internationales (FMI , ONU, Banque Mondiale, OMC, etc.) et vont jusqu’à imposer un ordre juridique et une monnaie nationale comme monnaie mondiale. En termes simples le « loup capitaliste » peut devenir infiniment gras… il restera toujours des miettes à récolter. Enfin d’autres Etats, soit proches de leur big bang (par exemple l’Afrique), soit à mi-chemin entre ordre patrimonial et ordre institutionnel (Amérique latine), soit déjà depuis très longtemps plongés dans l’ordre institutionnel (Asie) se nourrissent de la mondialisation pour faire grandir leur ordre institutionnel, et ce sans réelle volonté de passer à l’âge relationnel. En termes simples le « loup » doit grossir… mais reste attaché à la laisse. C’est évidemment le cas de ce qu’on appelle les vieux empires dont bien sûr la Turquie, mais surtout la Chine et sans doute beaucoup moins pour la Russie. Pour ces vieux empires, l’âge relationnel serait la noyade -comme pour l’Europe- de leurs personnels politico-administratifs devenus démonétisés. Spectateurs de cette noyade ils veulent s’en préserver et contrôlent ceux qui voudraient franchir le Rubicon, d’où les mésaventures de certains dirigeants économiques qui peuvent disparaître sans laisser de trace ( PDG d’Alibaba). Dans cette configuration même la forme démocratique de l’âge institutionnel est inacceptable.

Face à la mondialisation comme nouveau commun qui s’est construit depuis plusieurs dizaines d’années, il existe donc trois types de stratégies pour les Etats : la noyade dans le marché illimité (Europe), la domination du marché pour préserver ou conquérir la puissance (USA+ Chine), l’adaptation au marché pour maintenir ou conquérir la puissance (Russie).

Le choix des acteurs qui se sont appropriés l’Etat russe est d’une certaine façon intermédiaire et relève non pas de la participation ou de la construction mais de la simple prédation. Il ne s’agit pas d’acquérir de la puissance en devenant acteur et conquérant sur le marché. Un oligarque ne peut être un Elon Musk. Il s’agit simplement de prélever des péages sur ledit marché. Tel est évidemment le cas de l’exportation des matières premières issues de ce grand entrepôt qu’est l’immense espace russe. Sans la noyade des uns ou la recherche de puissance des autres, les acteurs de l’Etat russe devraient se contenter de moins de moyens avec des oligarques et dignitaires plus modestes. Ils n’auraient pas non plus les moyens d’élargir leur périmètre de prédation sur les Etats restés largement proches de leur big bang et du stade patrimonial correspondant. Le maintien d’Etats patrimoniaux en Afrique et la prédation partagée qui en résulte supposait un minimum d’investissements pour l’entreprise Wagner. Sans prélèvement de rente minière à l’échelle mondiale il n’y aurait pas de logistique pour Wagner et donc pas de prédation partagée en Afrique.

Parce que la prédation est le mode de capture dominant de l’Etat en Russie, l’élargissement du stade institutionnel est lui-même fragilisé et l’Etat se trouve de plus en plus proche du stade patrimonial. Il s’agit donc d’une régression et le personnel politico-administratif se trouve à cheval entre la défense des valeurs de la sainte Russie et la défense des immenses fortunes prélevées par l’exercice de la violence (Patriarche Cyrille). De ce point de vue, l’Etat russe s’est dirigé vers une logique purement mafieuse.  Comme pour la plupart des mafias, son personnel politico-administratif est organisé autour d’un parrain (ici chef d’Etat) et d’une chaine hiérarchique où chaque acteur, d’une fidélité absolue dans un statut de vassal,  se  doit de respecter l’omerta sur l’infinité des « pizzo » (prélèvements) issus de la violence étatique. Le travail de communication est tout aussi considérable que dans les autres ordres étatiques et se trouve être un instrument essentiel d’accompagnement de la prédation (Usines à trolls de « Concord » et ses filiales). Le champ des espaces de prédation est partagé et fait l’objet d’une spécialisation du travail, d’où apparemment des organisations privées comme les célèbres milices. On pourrait poursuivre la comparaison avec les organisations classiques des mafias traditionnelles, la différence étant que ces dernières sont souvent en partenariat avec l’Etat alors qu’ici il y a complète identification avec ce même Etat. Et parce qu’il y a identification cette mafia se doit - comme dans  les autres Etats- de s’engager dans l’administration du commun de la société et la représentation d’un supposé intérêt général. Il faut ici comme ailleurs apporter un minimum de sécurité et de protection mais surtout respecter les croyances et valeurs charriées par l’histoire. Dans le cas de la Russie, le patriotisme - lui-même en lien avec la religion- est une idéologie ancrée depuis des siècles et peut largement se trouver articulé à la prédation rentière. Ainsi  la guerre, sous condition de peu de  risques sur la sécurité et la tranquillité des populations, peut devenir un projet d’élargissement de puissance  de la mafia (guerres au Moyen-Orient, en Afrique, et surtout dans l’ex-Union Soviétique). L’âge institutionnel fut naguère élévation d’un Etat-providence en Occident. Il est dans l’âge patrimonial russe consécration de violences que l’on croyait dépassées avec l’âge relationnel.

Nul ne sait quelle suite sera donnée à l’aventure russe, mais la gestion mafieuse de son Etat risque de faire des petits. L’âge institutionnel qui avait souvent débouché sur des démocraties était déjà contesté par les exigences de l’ordre du marché généralisé. D’où le recul de la démocratie dans l’ensemble des pays européens avec l’idée selon laquelle une élection ne peut mettre en cause les traités européens. D’où un affaiblissement continu de la puissance associée à une démocratie de simple survie.  Les USA qui s’appuyaient sur le marché pour maintenir la puissance sont aussi contestés par ceux qui, soit au stade patrimonial, soit au stade institutionnel, souhaitent une changement des règles du jeu de la mondialisation. L’âge relationnel devenu contesté peut sans doute faire marche arrière et revenir à un ordre institutionnel, mais il n’est pas sûr que ce retour confirmera la démocratie qui l’avait souvent accompagné. D’où l’émergence de plus en plus répandue d’autocrates dangereux qui peuvent se faire aider par la mafia russe. Affaire à suivre.


[1] Beaucoup d’articles sont consacrés à ce sujet sur le blog. Rappelons l’un d’entre eux : http://www.lacrisedesannees2010.com/2017/09/l-etat-nation-meme-reconfigure-est-il-un-scenario-d-avenir-partie-1.html

[2] De ce point de vue le dernier ouvrage de J F Bayart au titre pourtant très alléchant : « l’énergie de l’Etat. Pour une sociologie historique comparée du politique » (La Découverte, 2023) n’apporte rien de neuf.

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19 juin 2023 1 19 /06 /juin /2023 06:00

Nous publions ci-dessous une vidéo extraite de la chaine ELUCID  créée par Olivier Berruyer. Concrètement il s'agit d'un interview d' Emmanuel Todd. Le titre brutalement asséné est suivi d'un contenu tout aussi radical: avec comme hypothèse centrale, l'abandons par  les élites européennes du projet européen au profit d'un ralliement complet au monde anglo-saxon. Les arguments développés relèvent d'une description intéressante: déplacement de la richesse depuis les banques suisses vers les paradis fiscaux Anglo- saxons , montée de la confiance envers l'OTAN au détriment de Bruxelles, etc. Simultanément, Emmanuel Todd s'interroge sur les fondements d'un tel mouvement en développant sa thèse de l'irrationnalité de l'élite européenne, une élite incapable de se rendre compte de réelles difficultés américaines qu'il croit pouvoir lire dans des statistiques démographiques indiscutables: augmentation de la mortalité infantile aux USA, baisse de l'espérance de vie, etc. 

La pensée d'Emmanuel Todd, toujours vigoureuse, pourrait encore s'affiner en prenant en compte les grands mouvements du monde: délitement de l'Etat-Nation à l'occidentale dans l'idéologie de la mondialisation (avec son exception américaine), et construction d'autres Etats, qualifiés naguère de périphériques ou "mous", et  se nourrissant de la même mondialisation. Cet élargissement du cadre permettrait de mieux saisir ce qu'il appelle la fin de l'Europe, à savoir un effondrement provoqué par un projet devenu celui d'un autre temps. Une construction à contre -temps sur laquelle des noyés cherchent à se raccrocher. Dans ce cadre élargi on pourrait ainsi mieux saisir ce que Todd appelle l'irrationnalité. l'élite européenne n'est pas irrationnelle, elle joue simplement un mauvais jeu car n'en connaissant pas les règles fondamentales. Plus concrètement si l'élite allemande avait eu conscience de ces réalités fondamentales, elle aurait pu mieux construire et sécuriser ses relations avec la Chine et la Russie. L'élite allemande n'est pas irrationnelle, elles est simplement insuffisamment compétente. 

Bonne écoute et bonne réflexion..

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4 juin 2023 7 04 /06 /juin /2023 05:04

Nous voudrions dans cette courte note apporter un regard spécifique sur les évènements géopolitiques du moment. Les présentations les plus fréquentes évoquent les notions d’empire, de démocratie, d’autocratie, de fragmentation du monde, etc. sans aller jusqu’au cœur des indispensables raisonnements. Globalement,  un concept fondamental n’est jamais évoqué , celui d’Etat, de sa nature, de ses modalités , de ses  trajectoires historiques et ses  possibles développements. Tentons de le resituer pour mieux comprendre les enjeux du temps présent.

L’Etat Russe est à priori un Etat comme les autres et les modalités de sa construction historique ne mettent pas en cause ce qu’on peut appeler l’invariant de toute structure étatique. De quoi s’agit-il ? On sait que la vie en société génère spontanément des croyances et règles communes qui dépassent chacun des acteurs pris isolément. Cet ensemble constitue une « extériorité » (un commun qui dépasse chacun). Ce commun est logiquement enjeu de pouvoir et devient « le politique » inhérent à toute forme d’organisation sociale. Il est donc naturel que des agents dans la société cherchent soit à protéger soit à prendre le contrôle   de ces règles et croyances. D’où, selon la formule célèbre de Pierre Clastres de voir la possibilité d’un « coup d’Etat fondant l’Etat ».  Ces agents (rois, empereurs, dictateurs, voire ce que nous appelons « entrepreneurs politiques » des démocraties ou autocraties, etc.) capturent, monopolisent, et génèrent eux -mêmes des croyances et règles publiques sur un territoire. A ce titre, ils tentent de les faire fonctionner à leur profit (conquête du pouvoir ou maintien au pouvoir). Cette genèse des Etats est probablement un modèle planétaire et ses modalités spécifiques et empiriques que les historiens vont privilégier sont vraisemblablement à  l’origine d’une non- réflexion sur ce qu’on entend par Etat. On peut noter du reste que cette non-réflexion s’étend à la notion d’empire que personne ne définit de façon rigoureuse. D’où ces étonnantes 118 modalités d’empires que l’on recense dans Wikipédia.

 Les territoires étant pluriels, l’aventure étatique est aussi faite de guerres avec des moments célèbres (et probablement uniques) comme les traités de Westphalie (1648) qui seront à l’origine de ce qui sera un jour le modèle de l’Etat-Nation à l’occidental. La Russie, très éloignée des guerres européennes de l’époque, est pour des raisons historiques restée relativement absente du modèle westphalien. Ce denier modèle qui viendra limiter les périmètres de chaque Etat, voire possiblement pacifier les relations entre captureurs/monopoleurs, ne concernera pas l’immense espace situé à l’Est, et l’Etat de la famille Romanov pourra, tel un gaz, occuper tout l’espace disponible. C’est ainsi que sur trois siècles de règne, l’Etat russe s’est agrandi, quotidiennement, au rythme moyen de 140 km2. Record à l’échelle de l’histoire mondiale. Aucun monopoleur, que ce soit en Asie, en Amérique ou en Afrique n’a égalé la famille Romanov. . Notons également le catalyseur de cette croissance, une religion qui se pense supérieure au catholicisme dégénéré : la Russie, comme le dira Alain Besançon, s’étend à la manière d’une église, elle réunit et veut convertir à elle-même.

L’âge institutionnel de l’aventure étatique et sa spécificité russe

 Les agents captureurs/monopoleurs du commun, qu’ils soient Russes (Tsar) ou occidentaux (rois et empereurs), voire appartenant à d’autres continents, vont gérer leur monopole territorial en développant des biens dits « publics » et assurer une homogénéité croissante à l’intérieur de chaque espace de souveraineté : Religion, langue, mythe national, système de mesures, monnaie, armée de métier, etc. Les entrepreneurs politiques de chaque espace, y compris l’immense espace Russe, deviennent ainsi les gestionnaires de leur monopole. Cette homogénéisation, avec ses coûts correspondants notamment en termes fiscaux, n’est toutefois que relative et certains espaces seront des empires qui resteront plus ou moins décentralisés (Russie, empire Autrichien, Ottoman, etc.), tandis que d’autres seront de plus en plus centralisés (royaume de France). Cette captation de l’extériorité par des entrepreneurs politiques sera donc consolidée par la construction de ce qu’on appellera des biens publics. Une construction qui se déroulera aussi dans un cadre de relative économie marchande, elle même plus ou moins limitée au monopole territorial. Nous sommes à l’époque de l’âge institutionnel de l’aventure étatique, et bien évidemment un âge qui ne saurait exclure la guerre entre monopoleurs donc des guerres entre des nations constituées ou en voie de constitution. Encore une fois le monopoleur Russe - qui a bien compris, notamment avec son code de 1649,  l’esprit des Traités - étend sa souveraineté sur des espaces de plus en plus vastes à l’est, au nord et au sud du plus grand continent de la planète. L’effet de taille et la soumission d’ethnies infiniment variées et démographiquement réduites, feront que le choix du monopoleur confortera l’idée d’empire. Une solution minimisant probablement les coûts d’homogénéisation et de souveraineté. Par comparaison avec des concepts issus de l’économie, l’empire est une structure qui limite les coûts d’homogénéisation et sa croissance est en quelque sorte extensive, sans gains de productivité et donc sans grands bénéfices en termes de puissance. A l’inverse les Etats-nations sont une structure pouvant aller plus loin dans l’homogénéisation et développer une croissance plus intensive, et donc générant de possibles gains de productivité et de puissance. Globalement la Russie avait plus de chance de rester pauvre et la France plus de chance de devenir riche. L’âge institutionnel du monopole Etat ne développe que peu les gains de productivité, mais la variante impériale est plus handicapée que celle de l’Etat-Nation en voie de constitution.

L’âge relationnel de l’aventure étatique.

Beaucoup plus récemment, les entrepreneurs politiques occidentaux vont assister, voire participer, à la décomposition du monopole étatique en raison de la logique d’un capitalisme qui dans sa course ne peut plus accepter les limites d’un territoire devenu trop étroit : il faut aller plus loin dans le passage à la croissance intensive.  Effondrement des coûts de transports, économies d’échelle aux possibilités inouïes, nouvelles technologies, etc. exigent et accompagnent la reconfiguration des monopoles : libération des mouvements de capitaux, indépendance des banques centrales, abandon des normes nationales, traités de libre-échange avec privatisation des clauses de règlement des conflits, concurrence fiscale, etc. Les entrepreneurs politiques sont ainsi amenés à collaborer avec des entrepreneurs économiques dont certains se veulent  à la tête d’entreprises sans Etat (GAFAM). La mondialisation devenant elle-même « heureuse », l’utopie d’un monde sans guerre autorise l’effondrement des dépenses militaires et de souveraineté. L’Etat n’est plus un monopoleur et doit se faire tout petit : le marché en décompose progressivement ses institutions lesquelles deviennent de simples outils de régulation, voire de mise en relations. Les biens publics de l’âge institutionnel deviennent ainsi des biens devant obéir à la logique universelle de la capitalisation classique : l’école ne fabrique plus des citoyens mais du capital humain, l’hôpital doit fonctionner comme une entreprise, l’outil militaire doit se déployer dans la flexibilité des flux tendus, etc. Nous sommes dans l’époque du « New Public Management » et de la « gouvernance par les nombres » chère à Alain Supiot. Cette grande transformation affecte les entrepreneurs politiques victimes plus ou moins consentantes   du tsunami des marchés. Et il est vrai qu’ils n’ont guère le choix en raison d’une réalité anthropologique nouvelle, connexe de celle des marchés, faisant disparaître le citoyen au profit de « l’individu désirant » : les droits de l’homme qu’ils croyaient issus des Lumières ne sont plus naturels et deviennent éminemment culturels, d’où de nouvelles revendications sociétales pour lesquelles il  faudra apporter des réponses politiques à peine de perdre le pouvoir. Nous renvoyons ici à la grande actualité qui embrasse le quotidien des hommes qui ne cessent de calculer ce que doit être le juste en évitant de le penser. Nous renvoyons aussi à cet autre débat sur le duo marché/ démocratie, le premier devant - paraît-il - enrichir le second alors que sur d’autres continents c’est le second qui semble assurer la réussite du premier.

Cette grande transformation affecte également  la Russie…sur des bases complètement différentes….

La fausse sortie de l’âge institutionnel de l’Etat Russe.

D’une certaine façon c’est aussi le marché qui va au siècle dernier entrainer la disparition de l’âge institutionnel de l’Etat Russe. Au plus fort de son âge, le marché y était rigoureusement interdit et ses capacités créatrices de richesses peu présentes. C’est dire que l’extériorité monopolisée par les entrepreneurs politiques soviétiques se trouvait mal nourrie par des résultats économiques désastreux. Encore une fois la variante empire du monopole ne connait qu’une croissance extensive et donc sans réels gains de productivité et de puissance.

Curieusement, alors que les Etats occidentaux, noyés dans l’hégémonie marchande, se trouvaient de plus en plus dépourvus de projet et de sens, le pouvoir soviétique qui se légitimait sur la poursuite d’un immense projet (construire le socialisme) révèle son incapacité à en valider la démarche et les espoirs correspondants. Tout aussi curieusement alors que la création de richesses en Occident pouvait encore nourrir l’Etat institutionnel et payer des coûts d’homogénéisation que l’on va abandonner, l’URSS n’a plus les moyens de payer ses propres coûts d’homogénéisation et de souveraineté. Concrètement le défi de la « guerre des étoiles » des années 80 devient sur le plan économique hors de portée pour l’URSS.

L’empire reposait essentiellement sur le mythe d’un avenir radieux qui ne peut advenir. Parce que les coûts d’homogénéisation et de souveraineté deviennent insupportables, il est difficile de surmonter les crises nationalistes des années 80 :  Kazakhstan, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan, Etats baltes, Etc. Il est aussi difficile de surmonter la débâcle afghane. Et ces coûts d’homogénéisation sont d’autant plus insupportables que le monopoleur, nullement aidé par des entrepreneurs économiques qui n’existent pas est victime de catastrophes économiques tout au long de ces mêmes années : Tchernobyl, chute des prix du pétrole, etc.

L’effondrement de l’URSS et la mise en pleine lumière du centre de l’empire, c’est-à-dire l’Etat Russe, n’a donc rien à voir avec les tentatives actuelles de sécession ( Catalogne, Ecosse, Flandres, etc.) qui elles sont porteuses à tort ou à raison d’espoirs. La mise en lumière du centre, c’est-à-dire  la Russie, n’est que la fin d’un cauchemar. C’est ici le centre - L’Etat Russe- qui abandonne sa périphérie et non la périphérie qui fait sécession. De l’empire, il reste des traces plus ou moins importantes : priorité de langue, présence de communautés russes issues de l’époque antérieure, quelques infrastructures industrielles, militaires ou spatiales. De quoi rogner ou surveiller une souveraineté de républiques qui n’avaient jamais connu l’ordre westphalien.

Depuis plusieurs dizaines d’années l’Etat Russe se reconstitue curieusement à partir du marché. Il devient une captation par un collectif d’entrepreneurs économiques particuliers (les oligarques) et d’entrepreneurs politiques du monde d’avant qui décident d’utiliser le marché, non pas pour parvenir à l’âge relationnel des Etats, mais à une forme particulière d’âge institutionnel.

L’âge relationnel est proprement impensable : d’une part les entrepreneurs économiques trop liés au monopole étatique ne sont pas en mesure d’affronter un véritable marché mondial, et d’autre part les structures anthropologiques restent plus en proximité avec la citoyenneté qu’avec celle de « l’individu désirant » noyé dans l’infini des marchés. Encore aujourd’hui nombre de russes ayant connu l’ancien monde parlent de « se procurer » plutôt que « d’acheter ». Quant à la revendication de droits culturels, l’objectif reste lointain pour une grande majorité.

La stratégie de puissance et de captation de l’extériorité passe donc par le marché sous la forme la plus adaptée à la réalité : celle de la rente. L’âge institutionnel de naguère a construit un monopole sur un territoire gigantesque, monopole qui fait de l’Etat Russe  le plus grand magasin de tous les intrants de la planète capitaliste. Cette situation est porteuse d’une grande asymétrie. Alors que dans l’âge relationnel de l’Occident, le politique est désormais dans la main des marchés, dans le nouvel Etat Russe c’est le marché qui est dans la main du politique. Le modèle Russe devient ainsi en mondialisation la possibilité de retrouver la puissance de naguère. Le lecteur aura ici en tête l’exemple d’une Allemagne qui, pour servir ses entrepreneurs économiques industriels, ne voit pas que dans la logique des marchés de l’énergie, il peut encore y avoir du politique relevant de la brutalité de l’âge institutionnel. Si la mondialisation homogénéise les marchandises, elle ne peut pas, ou pas encore, réduire  la réalité anthropologique du monde à un modèle unique.

Curieusement, la mondialisation que l’on croyait puissance destructrice des Etats, n’a fait qu’engendrer la possibilité du retour de l’ordre impérial de naguère. Les Etats et leur nature profonde, à savoir une situation de capture de ce qui est commun par des individus privés, n’est en aucune façon remise en cause avec la mondialisation. Dans le cas de la Russie, les entrepreneurs politiques restent anthropologiquement et idéologiquement prisonniers du modèle impérial comme outil de la pérennisation du pouvoir : l’empire est vécu comme mode de protection du centre et de ses dirigeants privés. Et puisque l’empire ne peut être reconstitué sur ses bases anciennes, il faut lui en trouver de nouvelles : la ponction rentière sur l’économie mondiale est vécue comme le nouveau moteur de la reconstitution. La stratégie de puissance qui permettra le retour éventuel de l’empire passe donc par une captation d’un nouveau genre, et une captation qui passe par celle d’une promesse de respect d’un ordre de marché que l’Etat institutionnel n’a aucune envie de valider réellement.

C’était le mythe de la révolution socialiste mondiale qui, jadis, nourrissait l’empire et permettait de phagocyter de vieilles nations européennes (Pologne, Roumanie, Hongrie, etc.). Naguère, l’empire se construisait en dehors des marchés. Aujourd’hui il compte se reproduire en les captant à partir de la faiblesse des Etats ayant abandonné l’âge institutionnel. A cette analyse il faut introduire un élément de complexité supplémentaire. Les Etats affaissés dans l’ordre du marché (Occident) viennent aux yeux du pouvoir russe polluer les périphéries de l’ancien empire en proposant l’intégration complète dans le marché mondial. De quoi, par effet d’imitation, en arriver à la contestation dans le centre de l’ex empire. D’où l’ambigüité fondamentale : on se reproduit au pouvoir par la ponction prédatrice sur l’ordre du marché, mais on ne peut accepter que ce marché viennent rogner des périphéries pouvant contester le centre. En clair, l’Ukraine ne peut sans danger majeur intégrer l’âge relationnel de l’aventure étatique. La Russie peut restaurer son âge institutionnel par prédation rentière mais l’Ukraine ne peut rencontrer l’âge relationnel. Les oligarques classiques ne peuvent être substitués par des entrepreneurs économiques dominant les entrepreneurs politiques. Nous avons ici une cause majeure de la guerre.

Cette constatation permet aussi de mieux comprendre l’ambiguïté du couple Russie/Chine ou celle des autres Etats relativement à la guerre en Ukraine. La Chine comme la Russie ou les Etats dits du sud global se servent du marché pour conforter voire construire un âge institutionnel (Brésil, Inde, Afrique du sud, etc.). Mais dans nombre de cas, et en particulier la Chine, il ne s’agit pas d’un projet de rente prédatrice nourrissant le monopoleur incapable de se transformer et de mettre fin à une croissance qui n’est qu’extensive. Au contraire, il s’agit de construire la puissance à partir d’une victoire dans l’ordre du marché mondial, donc une recherche de croissance intensive. Avec toutes ses caractéristiques et conséquences empiriques telle celle d’une mise en cause du dollar.

A la lumière de la logique de la transformation des Etats, qui gagnera ou qui perdra le moins? L’Occident aux Etats affaissés, piloté par des entrepreneurs économiques s’imposant aux entrepreneurs politiques mais devant composer avec une société civile de moins en moins docile? La Chine à la recherche d’une victoire sur le marché mondial tout en confirmant le choix de l’âge institutionnel, au risque d’engloutir ses entrepreneurs politiques devenus possiblement incapables d’empêcher le dépassement des droits du « client roi » vers les droits de l’homme à l’occidental ? Entre les deux, il est probable que le choix russe, parce qu’anthropologiquement difficilement dépassable soit le plus compliqué. La Russie, enkystée dans son Etat qui la rend incapable d’abandonner une logique d’empire improductif, sera-t-elle la grande perdante ?

 

 

 

 

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29 mai 2023 1 29 /05 /mai /2023 07:01

Des experts de la BCE au nombre d’une cinquantaine continuent de travailler sur le projet d’Euro  numérique. Il s’agit d’une innovation technologique, sans doute importante pour les usagers, mais qui ne sera toutefois pas une innovation financière majeure.

Le potentiel est pourtant bien présent. Techniquement il est possible d’équiper tous les agents du jeu économique (ménages, entreprises, Institutions financières, Trésors), qu’ils soient résidents ou non, d’un porte-monnaie électronique susceptible d’assurer, à partir de la BCE, la totalité de leurs transactions. Bien évidemment, il serait raisonnable de limiter pareille révolution en cantonnant la BCE au rôle d’infrastructure monétaire. Cela signifierait que les banques ne disparaissent pas, qu’elles continuent à assurer la transformation de l’épargne en investissement et qu’elles resteraient des intermédiaires financiers de premier plan. Ce cantonnement à la fonction d’infrastructure serait pourtant déjà une révolution, en ce sens qu’il y aurait disparition de la monnaie banque centrale sous la forme de billets, et surtout sécurisation puisque les porte-monnaies  seraient de la monnaie banque centrale donc insusceptible de disparaître dans une crise bancaire. Au fond, la nouvelle monnaie serait aussi sécurisée que les billets dont on sait qu’ils sont un titre de propriété réelle à l’inverse des dépôts qui ne sont qu’une créance toujours susceptible d’évaporation. Les dernières crises bancaires américaines sont là pour en témoigner Cette révolution pourrait bien sûr offrir une garantie supplémentaire de base : l’interdit d’un recueil des données associées à l’euro numérique.

 Bien au-delà, l’Euro numérique serait l’occasion d’un redéploiement de la puissance monétaire vers les autorités centrales : en faisant disparaître les dépôts bancaires classiques qui sont la matière première de la circulation de la valeur et de la création de monnaie bancaire, on empêcherait les banques de battre monnaie et on réserverait la création monétaire à la banque centrale : la création de monnaie deviendrait le monopole de cette dernière et seule la monnaie banque centrale serait susceptible d’être émise. Bien évidemment un tel dispositif suppose une révolution dans la révolution, à savoir la disparition de l’indépendance de la Banque centrale et son grand retour dans le giron de la collectivité. Avec une ultime conséquence qui serait la disparition du lucratif marché de la dette publique au profit de quelque chose comme un don en monnaie centrale aux Etats…..une véritable rupture épistémologique…

Les travaux actuellement menés par les experts de la BCE sont, sans le dire, très conscients de l’immense potentiel offert par la technologie numérique. L’ambition du groupe de travail est donc très inscrite dans  un périmètre bien défini, à surtout ne pas dépasser.

Tout d’abord , et ceci correspond aux exigences du public  à l’encontre des banques, il n’est pas question de faire disparaître la monnaie centrale sous sa forme billets. Bien évidemment, les banques souhaitent cette disparition pour 2 raisons, la première est la question de son coût (lourdes manipulations avec technologies coûteuses dans la distribution), la seconde est la préférence pour les dépôts en tant qu’outil de la création monétaire bancaire continue. Les étudiants en économie connaissent tous que le taux de conversion des dépôts en billets est un frein à ce que l’on appelle le « multiplicateur du crédit ». Toutefois il est clair que l’Euro numérique offrant les mêmes garanties que le billet et surtout offrant une  utilisation beaucoup plus aisée concurrencera rapidement ce dernier. Dans ces conditions, si les experts ne limitent pas drastiquement l’ampleur de l’utilisation de l’Euro numérique, il y aura étouffement de l’activité bancaire avec des conséquences douloureuses pour le crédit et le marché de la dette publique. Dans les conditions institutionnelles présentes, l’Euro numérique ne peut donc être qu’un cash plafonné. On évoque présentement un plafond de 3000 euros, ce qui pour les ménages semble beaucoup. Nul doute que, dans la pratique, ce cash plafonné sera vécu par les agents comme trop limité puisque dans la réalité financière le porte-monnaie numérique est plus sécurisé (pas de risque[JCW1]  de faillite pour une monnaie centrale) que le dépôt classique (risque de faillite pour une monnaie bancaire). Il faudra donc compter sur la très forte résistance de la BCE en tant que protectrice du système financier  pour l’extrême limitation du plafond.

Cette résistance sera d’autant mieux assurée que la distribution de l’Euro numérique sera le fait des banques elles-mêmes, exactement comme pour les billets. Ces derniers sont un prélèvement à l’actif et au passif sur le total des bilans et il en sera de même pour la monnaie numérique : toute élévation du montant des porte–monnaies numériques est une contraction des bilans disponibles. Les banques auront donc intérêt à ce que les comptes de dépôts classiques ne se transforment pas trop rapidement en portemonnaies numériques. Il s’agit là d’un frein majeur à la construction d’une infrastructure complète  de circulation de la valeur. L’espoir de voir, par conséquent, la création d’une infrastructure rationnelle de transport de la valeur est donc limitée alors même que la technologie l’y invite. En termes imagés, la BCE veut ouvrir une porte…que les utilisateurs veulent voir grande ouverte…et que les banques souhaitent voir fermée. D’où la prudence de la BCE qui parle toujours d’un projet avec expérimentation sur plusieurs années avant lancement dans trois ou quatre ans….

Une question fondamentale est celle de l’interopérabilité, d’abord à l’interne (circulation de la valeur entre pays de la zone euro), ensuite à l’externe (circulation de la valeur entre banques centrales adoptant des monnaies numériques assorties de taux de change divers). La première forme laisse bien évidemment la question des comptes TARGET portant sur les déséquilibres entre les pays de la zone. La seconde revient à transformer partiellement le marché monétaire national en marché monétaire international mettant en jeu les échanges de monnaies numériques de banques centrales. Au final, au-delà d’une efficience accrue et donc de coûts de fonctionnement beaucoup plus faibles peu de changements sont à attendre : les banques centrales sont reliées par ce marché monétaire international et l’une d’entre elles, la FED, est à la fois banque centrale nationale et prêteuse en dernier ressort. Ce qu’elle est déjà quand on affirme qu’elle est la banques centrale des banques centrales.

Beaucoup d’autres questions vont se poser : quel coût de mise en place et quelle logique de partage de ces derniers ? Si l’utilisation de l’Euro numérique est  - au-delà d’une diminution des coûts de transaction - porteuse de davantage de sécurité,  faut-il lui faire payer un service de coffre-fort ? Si oui, sous quelle forme ? Peut-on profiter d’un potentiel basculement vers l’Euro numérique pour envisager autrement la question du financement de la décarbonation généralisée, par exemple sous la forme de don en monnaie centrale au profit des agents concernés ? Etc.

Affaire à suivre.

 

 

 

 


 [JCW1]

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24 mai 2023 3 24 /05 /mai /2023 06:56

La question de la fin du dollar est à nouveau évoquée dans le cadre de la gestion de la crise ukrainienne. Nous voudrions ici montrer que cette potentielle issue n’est pas pour demain et que ce qu’on appelle privilège du dollar reste un point d’ancrage peu dépassable.

Comprenons d’abord ce que l’on entend par privilège du dollar. Prenons le cas d’un pays mal positionné dans la hiérarchie économique mondiale. Sa monnaie sera vraisemblablement en concordance avec son positionnement. Supposons que ce pays s’achemine vers un double déficit : celui de ses finances publiques et celui de son compte extérieur. Il peut certes financer son déficit public par création monétaire. Cette situation entraine un cocktail peu rassurant : une inflation résultant d’une masse monétaire croissante et une aggravation du déficit extérieur par augmentation des importations résultant elle-même des effets de la dépense publique. Le déficit extérieur pourrait être soldé en monnaie nationale mais il est très probable que les partenaires étrangers refuseront. La raison est simple : la monnaie en question est particulièrement difficile à utiliser. On ne peut que très difficilement s’en servir pour acheter des marchandises qui n’existent pas ou ne correspondent pas aux qualités appréciées. On ne peut pas non plus facilement la céder à des investisseurs qui, eux-mêmes, cherchent des capitaux très liquides pour les opérations correspondantes. Nous connaissons présentement cette circonstance à grande échelle avec la Russie qui accepte des Roupies au titre du paiement de son pétrole vendu à l’Inde, mais qui cherche une solution pour une utilisation de comptes en monnaie fort peu désirée. En clair lorsqu’on est mal positionné économiquement, le besoin total de financement reste une masse qui ne peut être allégée. Elle reste un poids lourd dans le sac de voyage du pays. Que la Russie accepte en continu l’abondement de comptes en roupies serait merveilleux pour l’Inde, pays démuni en matière énergétique qui pourrait ainsi se ravitailler par simple émission monétaire. Un peu comme si, miraculeusement, l’Inde devenait propriétaire sur son sol de gisements de pétrole.  Hélas, ce n’est pas possible et la Russie veut ou voudra être payée car elle ne trouve en Inde que peu de produits ou services répondant à ses besoins.

Si l’on prend maintenant le cas des USA, les choses sont très différentes. Le déficit public semble sans limite et tous les ans la comédie très médiatisée de l’autorisation du relèvement de la dette ( 34000 milliards de dollars aujourd’hui) par le congrès reste de l’ordre du théâtre comique. Dans le même temps, le déficit extérieur peut ne pas connaître de limite (948 Milliards de dollars en 2022). Les partenaires des USA acceptent sans difficulté la contrepartie monétaire d’un tel besoin de financement car sa liquidité est la plus importante du monde. Tout dollar est parfaitement convertible en n’importe quelle marchandise ou en n’importe quel actif et ce en quantité illimitée. A l’inverse des Roupies figurant aujourd’hui sur des comptes bancaires russes, les dollars figurent sur des comptes répartis sur la totalité de la planète et personne ne se soucie de leur parfaite convertibilité. L’énorme besoin de financement du pays n’est en aucune façon un sac trop lourd et se trouve à l’inverse une opportunité pour un fête continue. Et l’énorme émission monétaire qui se cache dans le doublement des actifs financiers depuis 2007 ne donne pas lieu à une inflation notable. Les USA ne sont pas l’Inde.

C’est cela que l’on appelle privilège du dollar.

Ce privilège de part son fonctionnement semble devoir logiquement se renforcer.

Son point de départ relève évidemment de la fin de la seconde guerre mondiale. A l’époque, l'Amérique était devenue l’usine du monde et, en correspondance, sa monnaie était au sommet de la hiérarchie. L’Amérique de l’époque aurait pu -entre autres- accepter des paiements en monnaies européennes, ce qui l’aurait amenée à stocker des monnaies inutilisables, donc des actifs sans valeur, un peu comme la Russie aujourd’hui au regard de l’Inde.  Rationnellement, elle a préféré le paiement à partir de crédits en dollars aux pays en cours de reconstruction. En élargissant le périmètre de ces crédits (plan Marshall) les USA assurent des débouchés à son industrie et font du dollar la monnaie la plus recherchée car la plus utilisable partout dans le monde.

La reconstruction achevée, la mondialisation qui va suivre ne peut que renforcer le privilège. La libre circulation du capital qui va se mettre en place s’opère d’abord sur l’actif déjà le plus liquide et donc va renforcer le rôle du dollar : les autres actifs ne peuvent avoir la même profondeur de marché et donc au nom de la sécurité, il vaut mieux choisir le dollar plutôt que le franc ou la pesetas. Mais, en choisissant le dollar, on rend encore plus liquide les actifs en question -ce qu’on appelle la profondeur de marché- ce qui augmente par effet de contagion les émissions en dollars et le libellé de tous les outils de sécurisation financière lesquels s’homogénéisent autour du dollar. Progressivement, le monde de l’international ne peut utiliser que le langage du dollar. Le privilège du dollar est donc aussi un effet de foule sans doute difficile à endiguer.

Même chose pour la libre circulation des marchandises -bientôt devenues  ensembles complexes et quasi infinies de chaînes de la valeur- qui fera que le contenu importé de chaque exportation dans le monde ne pourra que croître. Un tel contexte ne peut accepter pour chaque étape des contrats en monnaies nationales soumises à des parités mouvantes. Il faut facturer, à chaque échelon, dans la même devise et là encore, par un phénomène de foule, les contrats seront libellés en dollars tout au long de la chaîne. La sécurisation d’une chaîne et donc la minimisation du coût des risques de change passe donc par le dollar.  La tendance générale est donc, non pas la fin de l’hégémonie du dollar, mais au contraire sa conservation. C’est cette tendance qui explique que la fin très officielle de la libre convertibilité du dollar le 15 aout 1971 ( fin des accords de Bretton Woods), loin de correspondre à la fin du dollar ne fut que le début d’une nouvelle et fulgurante ascension.

Peut-il y avoir dédollarisation ?

 On peut l’attaquer aujourd’hui en limitant les modalités et les conditions de son utilisation. C’est curieusement le gouvernement américain qui, lui-même, semble vouloir limiter la liquidité et la crédibilité du dollar.   Par exemple les USA ont décidé d’un embargo sur les réserves en dollars de la Russie. Il faut savoir qu’un tel embargo est à priori efficace puisque tout actif libellé en dollar est de fait tenu par une banque américaine censée obéir à l’exécutif. Par exemple, le pouvoir Russe peut détenir des comptes en dollars dans des banques étrangères non américaines mais ces comptes ne sont que la contrepartie de comptes qui eux-mêmes relèvent de la gestion d’une banque américaine. Ainsi une entreprise russe exportatrice de matériels militaires en Inde peut exiger un paiement en dollars sur un compte qu’elle possède à New Delhi…mais ce paiement en dollar mobilisera en contrepartie un compte de banque américaine… Théoriquement, l’embargo peut donc être extraordinairement puissant et développer l’indisponibilité d’un dollar pour lequel il faudrait lui trouver un substitut. Pour autant un tel geste ne déclenche pas un mouvement de conversion au profit de monnaies devenues subitement plus utilisables. D’abord parce que tous les pays ne sont pas sanctionnés, mais surtout parce qu’en termes d’Etat de droit ou d’illibéralisme les USA apparaitront toujours comme plus libéraux que les autres. La fragmentation géopolitique du monde est en marche et les grands blocs qui semblent apparaitre (Occident global, Est Global et sud Global) sont eux-mêmes fragmentés. Sans doute pourra-t-il émerger ici ou là des échanges en monnaies nationales qui resteront en concurrence entre-elles. Mais c’est cette concurrence qui précisément va maintenir le privilège du dollar : les divers signes  monétaires peuvent  se faire concurrence mais le meilleur d’entre-eux restera le dollar. Pour une véritable disparition du privilège du dollar il faudrait une toute autre transformation, par exemple celle très utopique examinée dans nos articles des 3 et 9 mai 2023 (« Avenir probable des banques centrales »).

 

 

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9 mai 2023 2 09 /05 /mai /2023 06:20

La seconde partie du présent papier a longuement insisté sur le caractère polycentrique des infrastructures monétaires et ce, à l’échelle de la planète. L’irruption des banques en ligne,  des néo banques et autres « mobile money », développe davantage encore ce polycentrisme. C’était ce caractère qui imposait l’existence d’un dangereux marché monétaire, les banques devant se faire confiance entre elles pour assurer la circulation de la valeur et les banques centrales venant en surplomb pour garantir ce qui n’est pas facile à sécuriser. Pour reprendre l’exemple de la seconde partie de l’exposé, il est relativement facile quand on est SNCF de garantir la bonne circulation des TGV entre Paris et Nice, mais il est beaucoup plus difficile et complexe, quand on est système bancaire, de faire circuler la valeur entre banques. Et c’est au final l’une des grandes causes des crises financières. D’où l’idée un peu dérangeante de la seconde partie du texte de proposer la fin du présent système bancaire au profit d’un monopole des banques centrales. Ce que les économistes désignent par le terme de monopole naturel.

Cette proposition est pourtant d’autant plus crédible que, malgré les précautions, malgré l’imposition de règles de prudence sous la forme de réserves obligatoires, de fonds propres suffisants, de ratios nombreux et divers, de stress tests, etc. les accidents restent possibles et graves. C’est bien ce que nous constatons présentement avec les banques américaines et les effets de contagion possibles. Parce que l’infrastructure monétaire est polycentrique, les bilans comptables des banques ont toujours été victimes d’une évaporation potentielle que l’on ne retrouve pas dans l’économie réelle. Les bank run ont toujours existé et les paniques correspondantes pouvaient détruire rapidement les banques attaquées par des retraits massifs de la part de leurs déposants. Dans l’économie réelle, les bilans ont toujours été plus solides et les dettes (passif) ne donnent pas lieu à un bank run, tandis que les actifs, parce que largement matériels, ne sont pas susceptibles de connaître un effondrement comme peuvent le connaître les titres financiers à l’actif des banques.

Or, cette évaporation potentielle et toujours menaçante s’accroit considérablement aujourd’hui. La  raison essentielle est que désormais, grâce aux nouvelles technologies, des centaines de milliards de dollars peuvent, d’un simple « clic », quitter le passif d’une banque. Jadis il fallait se présenter physiquement au guichet pour effectuer un retrait. Aujourd’hui les choses sont beaucoup plus simples et donc l’évaporation peut entraîner la ruine en quelques heures. Ajoutons que les facilités du numérique développent aussi la puissance des comportements mimétiques et donc celle de la contagion. Il faut donc en conclure que les outils prudentiels ne sont plus à la hauteur des dangers, et ce n’est pas en affûtant les divers ratios que les régulateurs imposeront aux banques, que l’on pourra raisonnablement lutter contre une évaporation beaucoup plus puissante et beaucoup plus radicale que par le passé. Le polycentrisme de l’infrastructure monétaire était supportable dans le cadre des technologies anciennes, il ne l’est plus aujourd’hui. De ce point de vue les récentes critiques contre les dirigeants de la FED sont probablement exagérées. La crédibilité de la FED n’est pas contestable par l’incompétence des ses dirigeants, elle l’est de part une évolution technologique qui durablement va rebattre les cartes.

Dans le même temps, les technologies nouvelles ont avec la blockchain et les crypto monnaies créé bien des inquiétudes pour les infrastructures monétaires : désormais la circulation de la valeur peut se réaliser sans la participation des banques. Cette inquiétude s’est évidemment propagée aux Etats eux-mêmes. La réponse est venue des banques centrales avec le projet de création d’une monnaie numérique de banque centrale, projet pour lequel la Chine est en avance. Nous avons à plusieurs reprises exposé dans le blog  la problématique de ces monnaies. Sans y revenir de façon détaillée on peut imaginer la nouvelle architecture qui pourrait en résulter tant du point de vue des banques que des Etats eux-mêmes. Architecture qui peut se résumer en quelques points :

1 - Désormais tous les acteurs sont invités à transférer leurs dépôts vers un compte à la banque centrale.

2 - Le Trésor et les banques conservent leur compte à la banque centrale. Le transfert des dépôts vers ladite banque  a pour contrepartie un dépôt en monnaie centrale figurant au passif des banques. Désormais, leur passif est pour l’essentiel de la monnaie centrale constitutive d’une dette envers la banque centrale.

3 - L’infrastructure monétaire devient un monopole naturel et la circulation de la valeur correspondante se déroule au seul niveau de la banque centrale. Tous les paiements se traduisent par la seule mobilisation de comptes en actif et en passif à la banque centrale. Il n’existe donc plus de marché monétaire et si les banques peuvent rester en concurrence pour des opérations de crédits et d’investissements, la méfiance source de crise et d’une bonne part des opérations spéculatives disparait. La circulation de la valeur est sécurisée.

4 - Parce que le passif des banques n’est plus constitué de dettes aisément disponibles ( dépôts des ménages et entreprises) mais d’une dette envers la banque centrale, l’émission monétaire n’échappe plus à cette dernière. Elle dispose techniquement du monopole de la création monétaire.

 5 -  Du point de vue des banques, la fonction d’infrastructure monétaire disparait en totalité. En revanche la fonction de gestion de l’épargne et de l’investissement reste inchangée. Elles restent en concurrence dans le cadre de cette activité. Toutefois ne disposant plus de la capacité à créer de la monnaie, elles dépendent de l’autorisation de la banque centrale laquelle peut créer de la monnaie à la demande des banques.

6 -  Les grandes fonctions sont institutionnellement séparées, les banques disposant  du monopole du crédit et la banque centrale se réservant le monopole naturel de circulation de la valeur. Il est interdit à la banque centrale de financer directement l’économie.

7 -  Un traitement particulier est réservé à la dette publique. Banques et banques centrales peuvent acheter de la dette publique mais il n’existe plus de marché primaire de la dette publique. Le financement des Trésors se déroule hors marché et ce financement sous contrôle démocratique ne se conçoit que pour les seuls projets d’investissements.

8 -   La politique de la Banque centrale, qui n’a plus rien à voir avec une politique monétaire traditionnelle, est politiquement définie par l’exécutif. C’est dire que la notion d’institution « sui generis » disparait au profit d’une institution publique détenue à 100% par les Etats.

9 -  La mission des banques centrales n’est plus de garantir la stabilité monétaire mais celle de garantir un volume de monnaie guidé selon des besoins démocratiquement définis. La transparence de gestion de la banque centrale est constitutionnellement assurée par un contrôle démocratique permanent.

10 -  Les banques centrales composites ou fédérales, telle la BCE, s’organisent pour laisser aux nations participantes imaginer leur adaptation au modèle proposé.

Bien évidemment nous sommes conscients du caractère provisoirement utopique de ce dernier.

 

 

 

 

 

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3 mai 2023 3 03 /05 /mai /2023 12:48

 

La vidéo présentée dans la première partie du présent texte suggère déjà qu’une révolution technologique met en danger notre infrastructure monétaire, laquelle commence à ressentir les limites de son modèle. Précisément il nous paraît nécessaire de parler d’infrastructure monétaire comme nous parlons d’infrastructure énergétique ou ferroviaire. De même que les électrons et les trains circulent sur des voies spécifiques, ce qu’on appelle la « valeur » supportée par un véhicule appelé « monnaie » circule sur des voies qui lui sont propres. De ce point de vue, l’humanité, probablement par essais et erreurs, sans déterminisme étroit, a érigé des institutions monétaires avec notamment des banques sans doute assez comparables à des gares ferroviaires. Il existe des usagers de ces institutions : déposants, épargnants, investisseurs, etc. qui sont assez comparables aux usagers de la SNCF.

Allons plus loin dans le comparatif infrastructure ferroviaire et infrastructure monétaire à partir d’un exemple.

Au niveau ferroviaire il est, en période de vacances d’été, des TGV qui s’accumulent en gare de Nice, TGV en provenance de la gare de Lyon à Paris. Tout simplement les parisiens partent vers le soleil. Sans retour vers Paris ces TGV empêcheront les parisiens restés sur place de partir eux-mêmes en vacances vers Nice. Dans le jargon de la finance il s’agit d’un problème de liquidité. Bien évidemment la SNCF très centralisée dispose des moyens de faire circuler les TGV (même relativement vides) vers Paris et les clients n’auront pas le souci de la liquidité du réseau.

Au niveau monétaire si l’on prend non plus Paris et Nice mais la BNP et la Société Générale, il se peut que l’argent circule massivement depuis cette dernière vers la première. Cela est dû par exemple au fait que beaucoup de clients de la Société Générale règlent des paiements à des clients dont le compte figure dans le bilan de la BNP. Cette accumulation peut gêner gravement la Société Générale si d’autres clients sont amenés à régler des paiements   dans le même sens. En effet les comptes bancaires figurent au passif de cette dernière et une partie[JCW1]  est utilisée pour effectuer des crédits ou acheter des titres, éléments figurants à l’actif de la banque. Si la Société Générale ne peut mobiliser les dits éléments il en résultera l’impossibilité de continuer à régler les sommes qui fuient vers la BNP. Encore un problème de liquidité. Il faut donc comme dans le cas de la SNCF – qui devait faire remonter les TGV vers Paris - faire « remonter » la monnaie depuis la BNP vers la Société Générale.

Or, le statut de l’infrastructure monétaire est ici beaucoup plus complexe que l’infrastructure ferroviaire. En effet, il pourrait y avoir une infrastructure centralisée avec donneur d’ordre unique qui ferait remonter autoritairement la monnaie vers la Société générale et règlerait les questions de la liquidité. Hélas, pour des raisons tenant au cheminement de l’Histoire, les infrastructures monétaires sont décentralisées et les banques sont privées et juridiquement indépendantes. Dans ce cas faire remonter la monnaie depuis la BNP vers la Société Générale présente des risques. D’abord la monnaie qui circule n’appartient pas aux banques comme les TGV appartiennent à la SNCF. Elle n’est que le véhicule d’une valeur qui ne leur appartient pas. Faire circuler de la monnaie depuis la BNP vers la Société Générale présente donc un risque, celui de voir ses clients ne plus pouvoir mobiliser l’intégralité de leurs avoirs, y compris sous la forme d’une simple conversion en billets. L’argent qui circulerait depuis la BNP vers la Société Générale n’est qu’une dette de la BNP envers ses clients et cette dette doit pouvoir être honorée à tout instant. Faire remonter les TGV depuis Nice vers Paris ne procure pas de soucis particuliers. Faire remonter de la valeur depuis la zone de fuite en est un. Ce n’est donc que par voie incitative - une rémunération - que la BNP fera remonter la valeur vers la Société Générale. Nous avons là l’origine de ce qu’on appelle le marché monétaire c’est-à-dire le lieu de l’échange de la monnaie entre banques. Sur ce marché se forme un prix qui est le taux de l’intérêt interbancaire.

Le véhicule de la valeur n’est pas la monnaie de la BNP ou celui de la Société Générale mais celui défini par l’Etat qui a pu confier sa gestion à un tiers qui est ce qu’on appelle la banque centrale. Ce qu’on appelle banque centrale est donc un tiers qui facilite le bon fonctionnement du marché monétaire et donc celui de l’infrastructure monétaire. Il est en cas de difficulté le préteur en dernier ressort et vient ici gommer les difficultés engendrées par le caractère non monopolistique de l’infrastructure. Car tout le problème est bien là : l’émiettement de l’infrastructure monétaire crée des problèmes de confiance entre acteurs et donc des crises que l’on appelle crises financières que les banques centrales tentent de gommer.

Nous n’allons pas revenir sur l’histoire complexe des banques centrales. Soulignons simplement qu’elles ont comme les banques la capacité de créer de la monnaie, ce qu’on appelle la monnaie centrale. Elles gèrent le compte des Etats et ce dans le cadre d’un rapport fort complexe : elles utilisent les prérogatives de la puissance publique soit pour prêter aux Etats, soit pour prêter aux banques. Dans le cadre de son cheminement historique que l’on ne peut que rappeler sans détailler, elles furent d’abord fusionnées avec les Etats en formation ( ce qu’on appelle le « big bang » des Etats dans le blog) et à ce titre font naître la forme monnaie comme véhicule de l’impôt dû au souverain. A ce stade, son émission donne lieu au versement d’une rente appelée seigneuriage. Après une très longue période où les Etats perdent le contrôle de l’émission, tandis que des banquiers inverseront le seigneuriage et deviendront les rentiers d’Etats endettés, les banques centrales modernes naissent et sont amenées à financer la dette publique avant de devenir formellement indépendantes à la fin du siècle dernier.

La situation d’aujourd’hui est celle d’organismes qui, tenant le tout, garantissent sa reproduction. Elles tiennent le tout en garantissant le fonctionnement des agences des Trésors aux prises avec une dette publique devenu hors de contrôle. Pensons aux USA ou à l’Europe. Elles tiennent le tout en garantissant le bon fonctionnement de l’infrastructure monétaire et les banques qui en sont le support. Pensons aux gigantesques prêts à ces dernières.  Elles tiennent enfin le tout en empêchant l’irruption d’une crise financière consécutive à un endettement privé mondial hors de tout contrôle. Pensons aux achats directs et sans retenues d’obligations d’entreprises voire des produits dérivés.  Cette position exceptionnelle dans un théâtre éminemment dangereux confère aux banques centrales un pouvoir incomparable.

Ce pouvoir incomparable n’est pourtant pas exempt de faiblesse et nous avons souligné la difficulté présente entre l’exigence d’une capacité à maintenir le tout, et l’inflation qui vient la contester (cf. notre article du 8 avril sur le blog). Les injections considérables de monnaie qui, jusqu’ici, permettent de maintenir le tout pourraient sans doute diminuer drastiquement- et du même coup diminuer la pression inflationniste- si l’infrastructure  monétaire se rationalisait en passant par une architecture centralisée. Clairement, l’avenir de l’infrastructure monétaire au sens strict,  passe par la disparition des banques et leur remplacement par la banque centrale… qui pourrait faire plus et mieux. Des réalités technologiques nouvelles et les opportunités qu’elles offrent aux acteurs peuvent entraîner une telle disruption. Dans notre exemple, faire en sorte que la circulation de la valeur soit aussi simple et assurée que la circulation des TGV entre Paris et Nice  C’est ce que nous verrons dans la troisième partie du présent papier.

 

 

 

 

 

 


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27 avril 2023 4 27 /04 /avril /2023 08:43

 

Nous avons à plusieurs reprises souligné la progressive évolution des banques centrales en proto-Etats. Cela ne doit pas étonner les historiens de la monnaie qui peuvent nous rappeler les antiques hôtels des monnaies voire les banques centrales d'avant la prétendue indépendance de ces dernière acquises à la fin du siècle dernier. La vidéo proposée  s'appuie sur la monnaie digitale de banque centrale pour montrer les dérives possibles de l'avenir de la monnaie et la grande confusion qui pourrait résulter de ce qu'on pourrait appeler les "hôtels des monnaies à l'ère du numérique".  La vidéo proposée est bien évidemment caricaturale et manque d'une réelle profondeur d'analyse. Elle nous servira néanmoins d'introduction à un prochain billet.

Bonne écoute.

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18 avril 2023 2 18 /04 /avril /2023 08:34

Il n’y a plus à dénoncer un endettement et plus encore une spéculation pharaonique à l’échelle mondiale, une réalité  que chacun dénonce, croit en percevoir les dangers, mais pour laquelle aucune solution  n’est envisagée. Pour autant, si l’on veut une démarche sérieuse concernant l’analyse de la réalité et les éventuelles solutions, il faut savoir en démonter l’architecture et les origines de sa construction. Cela passe par le repérage d’enchaînements historiques.

Bien évidemment, l’endettement et surtout la spéculation relève d’une histoire déjà très ancienne : spéculation sur les moulins dans l’antique Athènes, « Système de Law » beaucoup plus tard, paris sur l’évolution de prix des matières premières et des produits agricoles…à toutes les époques, etc. Par contre ce qu’il faut noter c’est, qu’à la différence d’aujourd’hui tout reposait sur la richesse matérielle des biens produits : On spécule sur le devenir de ces derniers. Même chose avec le développement du capitalisme avec des modèles juridiques qui autorisent la liquidité du capital (les actions s’achètent et se revendent), tout en laissant encore ce dernier rattaché à la matérialité physique et à son devenir en termes de richesse. On sait que tel n’est plus le cas avec les produits dérivés qui n’ont qu’un lien très éloigné avec la richesse. Et quand les produits financiers n’ont plus pour objectif que de couvrir la spéculation elle-même, le lien avec la richesse est réellement coupé. D’où cette idée qu’il y aurait aujourd’hui une sphère réelle apparemment  séparée de la sphère financière.

Configuration d’un monde imperméable à la finance.

Le point de départ de cette séparation doit être recherché dans l’effritement de configurations institutionnelles rigides : préférence générale pour le faire soi-même plutôt que d’externaliser (d’où l’idée des grandes organisations chères à Burnham), taux de change fixes, contrôle de la circulation du capital et contrôle des changes, frontières et droits de douanes, prix contrôlés et stabilisés y compris parfois à l’échelle planétaire (pétrole à l’époque des « 7 sœurs » du cartel pétrolier). De quoi ne laisser la finance se déployer que dans les marges du monde. Cette rigidité correspondait aussi à un état technique du monde : la faiblesse des moyens d’informations, et coûts de transports élevés entravaient matériellement la recherche de paris financiers à l’échelle planétaire. Elle correspondait sans doute aussi à un état de la société où la réalité des institutions était aussi faite de corps intermédiaires, et plus généralement de corps politiques composés de grands partis porteurs de projets collectifs. L’individu esseulé et désirant n’était pas encore né.

A partir du début des années 70 tout une série de choix vont intervenir et transformer -petit à petit, par essais et erreurs, par ajustements- le monde. Ces choix vont largement être reliés par un enchaînement, plus ou moins multi-causal, qui, au total, accouchera du monstre financier actuel. Il n’y a pas eu de « grand architecte » ou de « grands comploteurs », mais des choix collectifs, voire individuels, ici ou là, qui vont en entrainer d’autres jusqu’à l’époque présente. La réalité du monde n’est pas celle d’un déterminisme historique.

Un monde qui laisse des zones de perméabilité prometteuses à la finance.

En un peu plus de 3 ans (Aout 1971- septembre 1974) 3 évènements, à priori non reliés, vont devenir les aiguilles qui vont déchirer progressivement les anciennes institutions et coudre, tout aussi progressivement, et sans doute de bric et de broc, la toile de la finance : fin du système de Bretton woods, révolution pétrolière, naissance des fonds modernes de pension.

Le premier, (15 août 1971) met fin sur décision américaine au système de taux de change fixes et à l’interdit des manipulations monétaires. Le second (septembre 1973) met fin au cartel pétrolier et libère complètement les prix du pétrole, lequel devient un instrument de pure spéculation. Le troisième (septembre 1974) désenchasse, au nom de la loi,  les caisses de retraites des grandes entreprises américaines, caisses qui deviennent des organismes financiers complètement autonomes.

Les zones de perméabilité peuvent s’grandir et devenir envahissantes

Les deux premiers évènements vont affecter tous les systèmes de prix. Certes, ces derniers étaient encore à l’époque marqués par une inflation non négligeable, mais ce qu’il y a de nouveau c’est qu’ils vont devenir instables, une caractéristique les transformant en matière première pour la spéculation au quotidien. Jusqu’alors il y avait certes de grands moments spéculatifs, par exemple ceux qui vont mener à la fin de la convertibilité du dollar, mais ces derniers concernaient essentiellement les Etats et leur monnaie dont la parité, garantie par ces derniers, pouvait le cas échéant être contestée. Désormais, le monde jusqu’ici largement sécurisé, devient officiellement insécure…et source du développement sans limite d’un marché de la sécurité à l’échelle planétaire (la fin de Bretton-Woods concerne toute la planète) … Toute une partie de la finance prend son essor sur la vente de produits nouveaux de sécurité financière. Et comme le risque de prix peut être techniquement reporté  (marché de la « couverture » et de ses produits) sans  jamais disparaître, d’emblée la finance se doit d’exiger un périmètre d’activité qui ne peut être que croissant. Et bien sûr, un périmètre qui ne peut s’ouvrir qu’avec du carburant monétaire généré par de la dette. Bien évidemment l’activité correspondante justifie un nouveau type d’emplois et de nouveaux métiers : ceux du marché que l’on vient de créer par modification de règles du jeu entre acteurs du monde. Il n’y a aucune production nouvelle et aucune croissance économique nouvelle, il n’y a qu’une modification de règles. Des règles qui permettent à des entreprises qui ne produisent rien de devenir quasiment aussi  grosses que les entreprises qui produisent. C’est le cas dans le secteur de l’énergie où le trader VITOL basé à Genève peut se comparer à Total Energies.  Les nouveaux emplois et nouveaux métiers générés par millions sont-ils productifs ?

Le troisième évènement est a priori moins visible que les deux premiers. Signal faible, Il est pourtant tout aussi efficace. Les caisses de retraites des entreprises étaient à l’abri de ces dernières. Devenues autonomes de par la loi, elles correspondent aux premières formes d’externalisations, vont devoir voler de leurs propres ailes et entrer en concurrence pour l’accès aux ressources permettant de s’acquitter des pensions. Ces ressources sont des actifs financiers (bons du Trésor ou titres d’entreprises) qu’il faudra désormais surveiller. Alors que les caisses de retraites des grandes entreprises n’avaient pas le pouvoir de surveiller l’entreprise qui les abritait, désormais il faudra se montrer très regardant si l’on veut disposer des moyens suffisants pour payer les retraites. Désormais le monde de l’entreprise doit être sous surveillance :  les cadres et managers conservent une apparence mais ne sont plus dans la réalité que les exécutants de décisions actionnariales.

Les abris ne sont plus possibles

Il faudra donc développer des outils anciens, par exemple les bourses qui vont devenir instrument de mesure, heure par heure, de ce qui se passe dans les entreprises. Bien sûr il faudra une ouverture et une cotation en continu. Il faudra aussi prévoir des liens entre toutes les Bourses de la planète. Et pour mieux surveiller les entreprises, il faudra aussi pouvoir les mettre en concurrence à l’échelle de la planète, ce qui suppose une totale liberté de circulation du capital, circulation qu’il faudra politiquement exiger. Mais la bourse elle-même doit être alimentée par de bonnes informations en provenance des entreprises. Celles-ci doivent par conséquent devenir transparentes et montrer -avec des chiffres- que toutes leurs composantes, toutes leurs  branches, voire tous leurs bureaux et ateliers sont réellement producteurs de valeurs actionnariales. C’est dire que l’externalisation doit se développer en continu, que l’entreprise doit se démanteler au profit d’une chaine planétaire de la valeur.

Parmi les titres à surveiller dans la nouvelle organisation des caisses de retraites il y a les bons du Trésor. Là aussi, il faut surveiller et veiller à la qualité organisationnelle des Etats. Et donc si l’architecture des entreprises est appelée à se modifier, il en est de même des composantes des Etats. D’où ici ou là des réformes structurelles à imposer si l’on veut que la dette publique maintienne une certaine crédibilité. Il n’y a pas que l’économie à surveiller, il y a aussi le politique.

La dynamique des 3 évènements qui se sont matérialisés au début des année 70 n’avait rien de mécanique et l’histoire aurait pu être autre. Par contre, on peut aussi dire que ces évènements sont probablement porteurs d’une réalité potentielle proche ou voisine de ce que l’on connait. Et cette probabilité est renforcée par le fait que ces trois évènements sont amenés à se mutualiser -sans doute avec des conflits secondaires- et à renforcer la puissance de leurs effets sur la réalité institutionnelle. D’abord l’intérêt est commun : les acteurs qui les font vivre ont intérêt à ce que le terrain de jeu s’élargisse. Par exemple les paris sur fluctuation de prix (évènements 1 et 2) offrent des garanties à la libre circulation mondiale du capital laquelle permet sa meilleure valorisation (évènement 3). Les acteurs qui vivent ces transformations institutionnelles ont ainsi intérêt à travailler ensemble et à produire des outils communs voire des exigences politiques communes. De ce point de vue le système bancaire est un haut lieu de rapprochement entre les divers acteurs : il faut développer la capacité à créer le carburant monétaire de la finance, et il faut profiter des anciennes compétences bancaires pour mieux surveiller la bonne valorisation du capital réel. Fonds de pension, assurances, banques doivent se rassembler et édifier des ensembles dont le total du bilan atteindra des hauteurs ahurissantes. De ce point de vue, il sera exigé que les Etats se retirent progressivement de la banque de jadis et que la dette publique cesse d’être, comme dans le cas de la France d’avant 1970, « hors marché » : il ne doit plus être question de planchers de bons du Trésor à geler dans les actifs bancaires. Il ne doit plus être question de « circuit du Trésor » cher à Block- Lainé. Bien évidemment il est urgent de supprimer tout financement direct du Trésor par la banque centrale, un tel financement rétrécirait le nouveau jeu de la finance.

 Ce travail en commun pour les porteurs de ces nouveaux métiers de la finance n’est pas exempt de contradictions : Il existe des conflits objectifs qu’il faudra dépasser. Ainsi la naissance de la monnaie unique (euro) est un formidable avantage pour la bonne circulation du capital et une meilleure homogénéisation dans la surveillance des marchés, mais il est un affaissement du terrain de jeu pour les spéculateurs sur les taux de change. Cela importera peu si l’euro permet davantage d’innovations financières et si au total l’élargissement planétaire des chaines de la valeur fait grossir le marché mondial des changes et les outils qui y sont vendus pour assurer la protection.

Une transparence faite d’opacité et de perte des repères.

La transparence exigée au regard du fonctionnement des entreprises de l’économie réelle et des Etats s’accompagne curieusement d’une opacité sur les flux monétaires. Ainsi l’épargnant ne sait plus ce que devient son épargne et ce qui se déroule à partir de son compte bancaire. Il croit que l’épargne sert à l’investissement alors qu’il n’est plus qu’une pièce dans la formidable machine à créer de la monnaie. Est-elle devenue machine, équipement, bien immobilier ? un swaps de prix ou de taux ? une garantie sur « Notionnel » ? Un « Credit Default Swaps » (CDS) ? une pièce de « Special Purpose Acquisition Companies » (SPAC) ? une subvention ? une promesse de disruption radicale ? une aide sociale ? un support de rémunération ? un support « d’ETF »(Exchange Traded Funds) ? Nul ne sait car nul ne sait comment s’est matérialisé le formidable pouvoir créateur des banques et le shadow banking qui lui est associé. Par contre, ce qu’il y a de sûr est que cette accumulation ne repose que sur une pointe d’épargne et un énorme corps de dettes.

Que les innombrables produits financiers soient obscurs et parfois incompréhensibles, qu’ils soient complètement étrangers à la réalité économique et surtout qu’ils pèsent de plus en plus lourds dans les PIB ne posent pas de véritables problèmes, s’il est possible d’en accroître en continu la valeur de marché. C’est très exactement ce qui se passe avec les diverses multiples opérations de quantitative easing. Que l’investissement réel diminue et que l’investissement financier  augmente sans limite ne gène plus si la rentabilité du second se trouve durablement garantie. C’est manifestement aujourd’hui le rôle des banques centrales qui achètent sans limite de la dette d’Etats mais aussi des titres privés dont la dette d’entreprise et plus encore des ETF. On peut même dans ce nouveau monde contribuer à tuer des territoires entiers en faisant apparaître des profits qui deviennent de plus en plus mystérieux. C’est, par exemple, le cas du Japon dont la banque centrale achète indifféremment d’énormes quantités de titres…qui contribue à l’affaissement du Yen…qui contribue au profit des entreprises nippones qui ont déserté le pays et se sont installées à l’étranger. C’est par exemple le cas des USA dont le congrès ne pourra dans les semaines à venir que voter pour un nouvel élargissement de la dette fédérale. Jadis il était culturellement osé de bloquer politiquement une crise financière. Curieusement, alors que le politique se trouve a priori écarté du jeu financier, et qu’il a juste le droit de s’intéresser aux réformes dites structurelles, il lui est asséné un devoir :  celui de maintenir la croissance et la bonne santé du monstre financier. Même la Suisse se trouve soumise à cette loi d’airain. Jusqu’à quand ?

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